Après le manifeste des Radicalesbians prônant le lesbianisme comme expression et manifestation par excellence du féminisme, Diane Lamoureux analyse un texte d'Anne Koedt, « Lesbianism and Feminism ». Je n'ai pas trouvé cette partie transparente comme de l'eau de source descendant de la montagne de glace, aussi suis-je allée lire de moi-même le texte de Koedt, disponible en ligne ici, pour essayer d'éclairer les dires de Lamoureux. Ce texte est vraiment intéressant, important, il me semble, avec des passages susceptibles de nourrir la réflexion sur plusieurs questions du mouvement féministe – comme celle de ses droits à porter des jugements sur les choix et la vie des femmes (concrètes).
J'aurai besoin de deux posts, celui-ci et le suivant, pour tenter d'en rendre compte...
Anne Koedt est une militante féministe états-unienne ; elle a fondé en 1969 les New York Radical Feminists avec Shulamith Firestone, et est surtout célèbre pour son article sur « le mythe de l'orgasme vaginal » (1970).
Son texte « Lesbianism and Feminism » peut apporter de l'eau au moulin de nos méditations (cf. article précédent & comm') car elle y présente plusieurs arguments contre la thèse du lesbianisme comme fer de lance du féminisme et des lesbiennes comme avant-garde du mouvement féministe. Les objections qu'elle formule se rapportent toutes plus ou moins à une réflexion centrale, touchant aux liens entre personnel et politique. Ses prises de position sur ce domaine nous ramènent à des questions fondamentales, qui concernent directement nos vies, nos valeurs, nos engagements, et ce que militer veut dire : quelle place nos convictions politiques peuvent-elles et doivent-elles occuper dans la façon dont nous organisons nos vies ? dans l'intimité de notre construction psychique, émotionnelle et affective ? qu'est-ce que lutter politiquement ? Au-delà, le texte d'Anne Koedt attire l'attention sur les rapports de pouvoir au sein des mouvements militants eux-mêmes, sur les dynamiques d'exclusion et la distribution unilatérale du droit de se dire engagé.e, militant.e, « libéré.e », sur la prétention de certains et certaines à contrôler la vie des autres.
Mettre en miroir le texte d'Anne Koedt avec celui des Radicalesbians, en les opposant comme je le fais ici, est artificiel et un peu fallacieux ; A. Koedt ne prétendait nullement répondre précisément aux militantes de la Lavender Menace en écrivant cet article. « The woman identified woman » a été prononcé par les Radicalesbians dans un contexte bien particulier, qui est celui de l'occultation voire du rejet de la problématique lesbienne et des personnes lesbiennes dans le mouvement féministe. La voix qui s'est élevée ce jour-là dans l'auditorium de la deuxième conférence pour l'Union des femmes était une voix niée, dominée, minorée. Et le discours prononcé, aussi (même si pas seulement), un discours de fierté.
Les arguments d'A. Koedt doivent être saisis dans un contexte qui peut être tout différent. Et ce qui définit en premier lieu ce « contexte », c'est l'organisation du pouvoir en son sein. Dans le cas des Radicalesbians devant la NOW, les lesbiennes sont, face à la grande majorité de ces féministes, plutôt réformistes, et assurément hétérosexuelles, en position d'être dominées. Dans la situation de discours où se place Anne Koedt, des femmes lesbiennes énoncent « la bonne voie » du féminisme, l'imposent comme seule possible aux autres femmes, et nient même aux femmes hétérosexuelles le droit de se dire pleinement féministes :
« If you are a feminist who is not sleeping with a woman you may risk hearing any of the following accusations: “You’re oppressing me if you don’t sleep with women”; “You’re not a radical feminist if you don’t sleep with women”; or “You don’t love women if you don’t sleep with them.” I have even seen a woman’s argument about an entirely different aspect of feminism be dismissed by some lesbians because she was not having sexual relations with women. »
(Je reconnais que ça peut paraître un peu gros dans le contexte général de lesbophobie et d'évidence non questionnée de l'hétérosexualité... Mais bon, A.K. fait référence, ici, à des mondes militants, qui ont leurs équivalents aujourd'hui encore, et le lesbianisme peut être remplacé par d'autres modes de vie, d'identification et de présentation, qui fonctionnent comme des « certificats de féminisme authentique » (l'auteure en énumère d'ailleurs elle-même un certain nombre dans son texte : ne pas s'habiller sexy, ne pas être mariée, ne pas vouloir d'enfants, etc.) On peut ainsi comprendre ce passage (également) de la façon suivante : « Si vous êtes une féministe mariée / une féministe qui porte une mini-jupe et un décolleté / une féministe qui croit en Dieu (etc.), vous risquez d'entendre ce genre d'accusations... ».)