Universitaire et féministe, biologiste se penchant sur les sciences sociales, Hélène Rouch s'est intéressée à des problématiques que Natacha Chetcutti résume ainsi dans son article en forme d'hommage : « comment sortir du dilemme nature/construction sociale ? Entre sexe et genre : où est le corps ? Que peut le corps ? Où se place la matérialité du corps et son rapport à la norme sexuelle et à la règle hétérosexuelle ? Cherchant sans cesse toutes les combinaisons possibles entre féminisme matérialiste, lesbianisme politique et apport des théories queer, puis post-moderne, Hélène a ouvert des questionnements sans cesse renouvelés sur le rapport entre sexe biologique, sexe social, norme hétérosexuelle reproductive et hétérosexualité dans le domaine de la biologie. »
Cette « journée internationale autour des recherches d'Hélène Rouch » a été l'occasion de présenter un livre rassemblant des articles de la chercheuse, « Les corps, ces objets encombrants. Contribution à la critique féministe des sciences », aux éditions iXe.
Les thèmes abordés ce premier avril 2011 touchaient aux matérialismes, à la construction (ou non-construction) du sexe, à la reproduction, aux enjeux de l'utilisation du concept de genre, au modèle, central dans la pensée d'Hélène Rouch, de la membrane (en lien avec la science de l'immunologie et pour penser, en particulier, l'identité), aux corps féminins, et aux corps féminins en gestation.
En sont ressorties pour moi une grande curiosité pour son travail et l'envie de lire le recueil de ses articles, ainsi que de l'admiration pour une chercheuse que je ne connais pas mais que tant d'autres chercheuses semblent à ce point admirer – et ce, bien sûr, en dépit et au-delà de l'agacement qu'ont pu éveiller en moi les interventions de la matinée.
J'aimerais essayer de résumer ici la dernière prise de parole, celle d'Elsa Dorlin ; ce résumé sera un peu boiteux car je n'ai pas tout compris – j'écris donc ce que je saisis, et pose de petits points d'interrogation sur le reste.
Les circonstances de cette intervention étaient un poil surréalistes : résidant toujours aux États-Unis, où elle passait une année en tant que « Visiting Associate Professor of Critical Theory » à l'université de Berckeley, Elsa Dorlin nous est apparue comme un hologramme sur l'écran géant de l'auditorium. Les organisatrices de la journée ne savaient pas exactement quand E. Dorlin serait prête et quand la technique de pointe fonctionnerait précisément ; elles ont ainsi cherché à meubler jusqu'à ce que l'américaine se matérialise. Après qu'Ilana Löwy eut décalé sa conclusion sur les acquis de cette journée, il fut donc demandé à toutes les personnes ayant intervenu depuis le matin de se rassembler à la tribune, pour un dernier débat. Affairement, bruits de vestes et de stylos, strapontins qui s'ouvrent et se ferment, voilà enfin tout le monde installé, on s'attend, se regarde, s'interroge, se sourit – ok on peut y aller, va pour la première question...? (Le public, amusé, a l'impression d'assister à un ballet de chercheuses improvisé un chouïa anxieuses.) Et là PAF, juste à la seconde où l'on prend son souffle pour commencer, Elsa Dorlin apparaît, image immense, étirée, silencieuse et un peu crispée, au-dessus des têtes des danseuses de la tribune. C'était franchement rigolo, parce qu'Elsa Dorlin nous regardait, nous, public, mais les femmes de la tribune ne la voyaient pas – elle avait surgi dans leurs dos ; puis à cause de la taille démesurée de l'image, et donc de la figure de Dorlin – grande prêtresse de la journée d'hommage... Grande prêtresse au visage immense et en même temps un peu gênée, interrogative, décontenancée sans doute par la technique et l'éloignement.
(Pendant tout le temps de l'intervention, et ensuite, pour les questions, Elsa Dorlin est restée géante – ce qui laissait flotter une certaine impression d'irréalité (quasi mystique) dans la salle.)
L'une des premières interventions de la journée, celle de Rosi Braidotti (qui avait l'air vachement sympa ) traitait des « matérialismes corporels de l'épistémologie féministe ». Dans la suite de la journée, comme j'en ai esquissé les irritantes lignes ici, il fut beaucoup question du « réel » et du « concret » (censés pointer la différence des sexes), auxquels était opposée, dans les discours, une sorte de nébuleuse conceptuelle, désignée par divers attributs et expressions : « paradis », « baguette magique », « annulation du réel », « plus spéculatif que réel », « abstraction », « futuribles », « désincarné ». Il me semble qu'au cœur de cette opposition (peut-être un peu rhétorique, ou mythologique...) se pose la question, là aussi, de la matière : la « force des faits », la « résistance du monde matériel » - opposées à l'épouvantail de Judith Butler ...
Elsa Dorlin part de la question de la matière pour aborder le travail d'Hélène Rouch : elle rappelle que cette matière est inextricablement construite par des rapports chimiques, physiques, techniques et politiques. L'oubli de la matière, la dématérialisation des corps qui a pour corollaire la déréalisation de la domination, constitue une accusation récurrente contre certaines constructions théoriques. Il ne suffit pas, selon Elsa Dorlin, de revendiquer la matérialité pour échapper à cette accusation, il faut la problématiser.
Il ne faut pas, en outre, chercher à sortir du dilemme « nature / construit », en tranchant pour l'une ou l'autre de ces positions, mais travailler dans cette tension.
C'est le programme qu'a suivi Hélène Rouch tout au long de son travail de recherche.