Le 11 janvier dernier, je me suis incrustée (en bon animal marin que je suis) au séminaire du Cedref (Centre d'enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes, qui dépend de Paris 7) ; Elsa Dorlin y intervenait, sur le thème mentionné dans le titre de l'article.
Je m'en vais vous bégailler une sorte de résumé de ce que j'y ai pioché.
Dans le cadre de la commission d'enquête sur la burqa (et sur l'opportunité d'une loi l'interdisant), différentes personnalités ont été auditionnées ; Elsa Dorlin se proposait d'étudier quelques aspects de l'audition d'Elisabeth Badinter.
Une citation de l'éminente philosophe nous a mis dès l'abord dans le bain - qui disait à peu près ceci : "finalement dessous on ne sait pas si se cache une beauté ou une mocheté, ou même un homme ou une femme."
Dans tout le fil de l'intervention de Badinter, nous dit E. Dorlin, il est question de visibilité et d'identification.
Pour cette raison, le débat autour de la burqa est à mettre en rapport avec la proposition récente d'un "décret anti-cagoule", interdisant de se masquer le visage dans l'espace public. Une telle interdiction existe ailleurs en Europe, en Belgique par exemple. Les raisons invoquées ont trait à la sécurité (pouvoir être repéré / identifié / fiché ? / suivi / surveillé) ; on peut se demander si elles n'entretiennent pas, aussi, des liens avec la question du travestissement.
Elsa Dorlin indique en introduction qu'elle va envisager le discours d'Elisabeth Badinter (ce discours-là en tant qu'il est représentatif de nombreux autres - enfin ça c'est moi qui le dit ; et aussi ce discours en tant qu'il a été très relayé dans les médias) comme "un symptôme dans la construction d'une mythologie nationale". Cette mythologie est à comprendre au sens où Roland Barthes la définissait : comme production d'un système de sens, qui renvoie à une communauté nationale homogène.
Elle s'appuie sur les concepts du philosophe italien Giorgio Agamben ; selon lui, nous sommes passés d'une société où prévalait "la personne sans identité", à une société où prime "l'identité sans personne".
Bon alors là, il faudrait évidemment que j'aie sous la main le dernier livre d'Agamben, Nudités, dans lequel il expose sa thèse d'une "identité sans personne" - ce qui n'est pas le cas ; je n'ai jamais lu ce bon monsieur, et pour dire la vérité, j'ignorais jusqu'à son existence avant de pénétrer dans la salle du Cedref - mince. (En même temps, à en lire une critique/CR, ça me donne pas trop envie de faire le saut.)
Mais comme Dorlin est sympa, elle nous explique un peu la tambouille du bonhomme.
La personne renvoie aux masques sociaux que nous revêtons dans nos diverses interactions (qui est définie, j'imagine, justement par et dans l'interaction : à la fois par ce que je dis de moi (mes vêtements, mon hexis corporelle, etc.) et ce que l'autre décode, interprète et projette) ; quand on apparaît dans l'espace public, on n'est pas nus, on porte des masques sociaux qui sont les signes de nos multi-appartenances. Je reconnais toujours socialement quelqu'un (en reconnaissant ses masques et ses stigmates) ; ce faisant je lui accorde une place dans les rapports sociaux.
Tandis que l'identité... ? heu, je dirais (j'insiste sur le je, dans toute sa faillibilité) que l'identité renvoie à un mode de saisie "fixiste" de l'autre : le nom (point), les infos comme figurant (rigidifiées) sur les papiers d'identité.
Agamben parle d' "identités sans personnes" au sujet de la place grandissante des techniques de la biométrie dans nos sociétés : techniques qui tendent à assimilier l'individu à un ensemble de données (cf le lien vers le CR).
Le primat de la "personne sans identité" caractériserait le modèle de l'universalisme abstrait.
Revenons donc à notre burqa.
E. Dorlin rappelle que le voile intégral est un "signe" très parlant, très clair, pour une saisie de la personne à qui l'on a affaire. En revanche ce voile empêche la "saisie anthropomorphique" (l'expression est d'Elsa Dorlin) de l'individue.
Affirmer, comme l'a fait E. Badinter lors de son audition et comme le font de très nombreux intervenants dans le débat, que le port de la burqa empêche que l'on sache à qui on a affaire, c'est considérer que l'on sait non pas quand on a décodé les signes de l'interaction, mais quand on a vu le visage : vu s'il était noir, blanc, rond, anguleux, beau, laid. Alors on sait qui est en face de nous.
(Mes notes : la burqa est un masque social tout à fait identifiable, un signe social lisible, donc la personne est identifiable. Ce qui pose problème, c'est l'identité.)
Ce traitement du "problème de la burqa" est ainsi un symptôme qui fait sens dans la construction de notre mythologie nationale : être français.e, aujourd'hui, suppose de se soumettre au jeu de la correspondance à un prototype (un jeu de correspondance qui fonctionne de pair avec un processus d'ethnicisation).
Porter la burqa, c'est se soustraire à sa saisie anthropomorphique par autrui, et donc au jeu de la correspondance à tel ou tel prototype.
La reconnaissance sociale ne se fonde plus sur la reconnaissance des masques sociaux qui me situent, mais sur des déterminismes définis une fois pour toutes.
(La suite dans un prochain post... quel suspens.)
(Pour patienter vous pouvez toujours aller faire un saut ici.)