Oui, je sais, la méduse joue à cache-cache derrière son rocher en ce moment... A croire qu'elle hiberne en plein été. C'est juste que je préfère la laisser dormir tout son soûl et ouvrir un œil de temps en temps, plutôt que fermer carrément ce blog. Car, oui, ma tête (et pas mal du reste de mon corps...) sont occupés ailleurs, impossible pour moi de plonger entasser des pierres ces temps-ci – j'y arrive pas !
Un petit mot malgré tout sur une journée d'études à laquelle j'ai assisté le premier avril dernier : une journée en hommage à Hélène Rouch, chercheuse décédée en 2009, qui se déroulait dans les locaux de Paris VII, et dont le programme est consultable ici.
Une journée super surréaliste pour moi, car je ne m'attendais pas du tout à y trouver ce à quoi je me suis heurtée. Faut dire, j'y allais un peu la bille dans la tête – jamais lu un article d'Hélène Rouch, une vague connaissance approximative de ses sujets de recherches ; mais je m'étais imaginée – en fait, j'étais persuadée – que ses travaux collaient comme la poisse au dos du monde à tout ce qui me préoccupe et me travaille : la remise en cause de l' « objectivité » et de la neutralité scientifique, la reconnaissance du caractère nécessairement politique des sciences, l'analyse de leurs effets en termes de rapport de pouvoir, l'emprise d'une certaine vision de la biologie, des discours naturalistes et de l'appel aux « faits » dans la construction des corps, et dans la construction du sexe.
Alors évidemment, quand l'une des intervenantes s'est targuée d'un « si le sexe est construit, ya plus qu'à aller se coucher », suscitant l'enthousiasme du public, j'ai eu bien du mal à cacher ma surprise, ma grande surprise, et, il faut le dire, une certaine dose d'agacement. Quand l'auditorium a résonné de phrases comme « la critique féministe n'est pas une bonne critique épistémologique », « je suis estomaquée quand j'entends que le sexe est construit », « ce qui réunit toutes les femmes c'est leur capacité à mettre au monde », « la différence des sexes est maintenue par la question de la génération », « il faut réconcilier égalité et différence », quand les personnes à la tribune se sont mises à s'intercongratuler, quand personne dans le public n'a bronché, j'ai pensé que je m'étais trompée d'endroit. Je ne pensais pas me rendre là où j'étais allée. (En fait, je ne comprenais pas où j'étais.)
Mes notes sur ces interventions fourmillent donc de gribouillages dans les marges - « n'importe quoi », « ça m'énerve ces arguments débiles », « j'ai faim ».
Ceci vaut pour la matinée ; les interventions et le public étaient sensiblement différents l'après-midi. J'aurais bien aimé, en fait, que certaines des personnes présentes l'après-midi le soient dès le matin, parce que j'imagine qu'elles auraient pu faire entendre une voix qui manquait diablement au milieu des rires entendus et des jugements emporte-pièce-de-petits-gâteaux. (Ilana Löwy, où étais-tu ?)
Le public était globalement plus nombreux et surtout beaucoup plus jeune l'après-midi ; j'y ai reconnu en particulier certains visages du master Genre, Politique et Sexualités de l'EHESS. M'est d'avis qu'ils auraient été dans l'ensemble plus réfractaires à l'ambiance du matin. (Le matin, on voyait surtout des femmes entre 45 et 65 ans ; beaucoup avaient l'air de se connaître – une petite clique de chercheuses aux premiers rangs.)
Les deux interventions qui m'ont le plus chiffonnée sont celles de Priscille Touraille et de Françoise Collin (qui se sont suivies – rien de mieux pour transformer mon désarroi en petite boule de rage rentrée). La séance était alors présidée par une psychanalyste, Martine Ménès – qui en bonne psychanalyste se roulait dans la réaffirmation du DEUX des copines, comme un épagneul breton dans la boue.
Ce qui m'a le plus énervée, je crois, dans l'intervention de Priscille Touraille, c'est ce jeu d'interactions avec l'auditoire. Le public (en tout cas, la partie qui se faisait entendre) poussait des soupirs de plaisir et de soulagement à chaque affirmation de sa part allant dans le sens d'un « rappel » du « réel », de la « réalité » du sexe, de la « dualité naturelle » (pardon pour la floraison de guillemets, je ne trouve pas d'autres biais pour exprimer ma distance). Quand j'y repense, c'est comme si toute une partie de l'auditoire s'était rendue à cette journée d'études le ventre un peu noué, avec une vague anxiété, à l'idée qu'elle allait entendre, qu'il allait lui falloir affronter cette idée violente et tellement dérangeante que « le sexe est construit » ; elles s'assoient, ça commence, elles écoutent, et finalement non ! Cette chercheuse, là, devant elle – et pourtant une toute jeune chercheuse, représentante de la nouvelle génération, venue après Joan Scott, après le genre, après Butler enfin ( !! ) leur confirme que oui, il y a bien deux sexes ! Qu'on ne peut pas dire n'importe quoi ! Qu'il faut arrêter de délirer deux minutes ! Aha, que le « réel » résiste, sacrebleu, et qu'on ne peut pas tout annuler avec une baguette magique, « comme le fait Butler » ! Forcément, les ventres se détendent, la petite boule d'angoisse s'en va, les langues se délient, aha on a eu chaud – elle est bien cette petite – bon, bon, finalement on est entre gens de raison et de bonne compagnie, il y a deux sexes, tout va bien, on peut continuer...
Je délire peut-être un peu, là, mais c'est comme ça que je relis, rétrospectivement, cette pluie de compliments, ces rires gais, détendus, et d'entre-soi, qui ont monté, progressivement, pendant et après l'intervention de Priscille Touraille. Comme si ça leur faisait vraiment du bien d'entendre ça.
En réalité, je ne veux pas parler de l'intervention de P. Touraille proprement dite. J'ai trouvé ça assez confus, j'ai manqué ses arguments, passés trop vite, trop transparents, ou peut-être dissimulés par le brouillard de stupéfaction qui commençait à monter dans ma tête. Ce que j'ai lu d'elle, plus tard, ailleurs, ne m'a pas tant rebutée ; j'ai parfois même trouvé cela vraiment intéressant.
C'est plus la réception de son discours qui retient mon attention ici, et tous ces autres discours qui l'ont entouré : des discours de rappel à la réalité.
« L'évidence », le « concret », « on voit bien » : ce recours au « réalisme » est censé briser net, ridiculiser tous les autres discours, qui eux construisent leurs objets, opèrent un détour par rapport au donné ; on hausse les épaules et balaie du revers de la main toutes ces « abstractions ». Ce geste s'accompagne bien d'une posture particulière, face au savoir, mais aussi et surtout face aux autres, face à l'auditoire – la posture séduisante du « on va arrêter de rigoler deux minutes et revenir aux choses sérieuses, quand même, on le sait tous bien qu'il y a deux sexes ». C'est le « cela-va-de-soi » de Monique Wittig, épanoui à l'échelle d'un auditorium.