C’est lors d’une conférence organisée à New York en 1979 autour du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir qu’Audre Lorde prononce, dans un discours, cette fameuse phrase : « (For) the master's tools will never dismantle the master's house » (les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître).
Cette phrase (isolée) peut se prêter à diverses interprétations il me semble.
Les outils du maître… ça peut être tout un tas de trucs finalement.
Je voudrais ici toucher un mot de ce qu’on peut faire de cette phrase, avant de tenter de résumer ce que Lorde a voulu exprimer dans le contexte de son discours en 1979.
Angela Davis évoque dans son autobiographie sa rencontre avec Stokely Carmichael à Londres en 1967. Carmichael fait partie des leaders nationalistes Noirs séparatistes et panafricanistes ; pour lui la conquête d'une autonomie culturelle, instrument d'une véritable décolonisation des esprits, peut seule faire recouvrir aux Africains-Américains leur fierté et leur liberté. [ « Objectif fondamental du mouvement du Black Power : acquérir une indépendance d'esprit et mettre fin au « terrorisme culturel » dont le peuple noir américain a été la victime. […] Ils doivent s'émanciper des valeurs que leur a imposées la société blanche. » (Panthères noires, histoire du Black Panther Party, Tom Van Eersel p.22) ]
Angela Davis raconte : « En écoutant les paroles de Stokely, coupantes comme des lames de rasoir, accusant l'ennemi avec une violence dont je n'avais jamais connu l'équivalent auparavant, je reconnais avoir reconnu l'effet cathartique de son discours. Mais je voulais aussi savoir où aller à partir de là. Je découvris avec détresse que parmi certains leaders Noirs, la tendance était d'abandonner complètement le marxisme comme étant « la chose de l'homme blanc ». » (p.142)
(Pour les tenants du courant séparatiste Noir et panafricaniste, les Noirs ne doivent compter que sur leurs propres valeurs, leurs propres analyses et leurs propres forces pour se libérer. Pour Stokely Carmichael en 1967, le marxisme est « la chose de l’homme blanc », et ne peut à ce titre être utilisé « pour détruire la maison du blanc ».)
Dans la thèse d’anthropologie féministe qu’elle a soutenue en automne dernier, Nehara Feldman évoque les réticences de certaines sociologues et anthropologues issues des pays du Sud pour user des concepts forgés dans le cadre de la théorie féministe occidentale.
Là aussi, la phrase d’Audre Lorde pourrait entrer en résonance avec ces questionnements.
Oyeronké Oyewumi et Ifi Amadiume, par exemple, deux chercheuses nigérianes, critiquent l'usage du concept de genre dans les études africaines. Elles se réfèrent à ce qu’elles appellent « les sociétés africaines authentiques » et se positionnent comme « insiders » (par opposition aux chercheurs / chercheuses « extérieur.e.s », qui plaquent des outils conceptuels étrangers sur des terrains mal connus), pour disqualifier le concept de genre mais aussi ses dérivés (« l’oppression des femmes », « le patriarcat », etc.).
Leur rejet de ces concepts doit se comprendre dans le cadre des rapports de pouvoir Nord / Sud et de l'impérialisme occidental ; comme l'a montré Mohanty, l'étude de terrains du Sud par des chercheuses du Nord, y compris des chercheuses féministes, peut produire des effets politiques désastreux. (Les représentations véhiculées par un certain usage des concepts critiqués, écrit Nehara Feldman, « suggère[nt] une incapacité des femmes africaines à s’émanciper sans le soutien des féministes occidentales. Ce qui en réaction provoque souvent une méfiance de la part des féministes africaines vis-à-vis de l’anthropologie féministe occidentale. »)
Je mentionne cette position parce qu'il me semble que ça fait écho à la phrase d'Audre Lorde, en quelque façon : certaines femmes du Sud refusent de détruire la maison du maître (du Sud) avec les outils de la maîtresse (du Nord) ; l'entrecroisement des rapports de domination, de genre et de race (ou de géographie), produit cette grande réticence.
Pour finir de dire que la phrase d’Audre Lorde peut faire l’objet de tout un tas d’interprétations et d’applications variées diverses polymorphes et dans tous les sens, je risquerais juste cela : ne pas chercher à détruire la maison du maître avec ses outils à lui, mais avec ses propres outils persos à soi fabriqués de son cru… ce peut être aussi compris comme une invitation à une forme de différentialisme.
Il s’agirait (dans le féminisme) de se battre avec « des armes de femmes » (qui seraient, au choix, la non-violence, la douceur, l’empathie, ou la maternité, etc.)
Exit la virilité comme arme et comme ressource. Exit la violence, l’agressivité (exit les bières, le hard punk, exit les virées en motos – ok j’extrapole).
(Je me souviens des mots de Virginie Despentes : « Tout ce que j'aime de ma vie, tout ce qui m'a sauvée, je le dois à ma virilité. » (King Kong Théorie, p.11))
Bon, Audre Lorde n’a pas du tout voulu dire ça - tout ça…
Dans le discours prononcé en 1979 il n’est pas question de marxisme ou de concepts féministes (ni de concepts tout court). Elle ne parle pas non plus de « féminité » (ouf).
Les outils que vise Audre Lorde sont ceux, précisément, par lesquels les maîtres oppriment.
Les outils du maître en tant que maître.
(J'explique / résume ça dans la feuille qui suit... :) )