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5 août 2010 4 05 /08 /août /2010 20:33

C’est lors d’une conférence organisée à New York en 1979 autour du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir qu’Audre Lorde prononce, dans un discours, cette fameuse phrase : « (For) the master's tools will never dismantle the master's house » (les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître).

 

Cette phrase (isolée) peut se prêter à diverses interprétations il me semble.

Les outils du maître… ça peut être tout un tas de trucs finalement.

 

Je voudrais ici toucher un mot de ce qu’on peut faire de cette phrase, avant de tenter de résumer ce que Lorde a voulu exprimer dans le contexte de son discours en 1979.

 

angela_davis.jpgAngela Davis évoque dans son autobiographie sa rencontre avec Stokely Carmichael à Londres en 1967. Carmichael fait partie des leaders nationalistes Noirs séparatistes et panafricanistes ; pour lui la conquête d'une autonomie culturelle, instrument d'une véritable décolonisation des esprits, peut seule faire recouvrir aux Africains-Américains leur fierté et leur liberté. [ « Objectif fondamental du mouvement du Black Power : acquérir une indépendance d'esprit et mettre fin au « terrorisme culturel » dont le peuple noir américain a été la victime. […] Ils doivent s'émanciper des valeurs que leur a imposées la société blanche. » (Panthères noires, histoire du Black Panther Party, Tom Van Eersel p.22) ]

 

Angela Davis raconte : « En écoutant les paroles de Stokely, coupantes comme des lames de rasoir, accusant l'ennemi avec une violence dont je n'avais jamais connu l'équivalent auparavant, je reconnais avoir reconnu l'effet cathartique de son discours. Mais je voulais aussi savoir où aller à partir de là. Je découvris avec détresse que parmi certains leaders Noirs, la tendance était d'abandonner complètement le marxisme comme étant « la chose de l'homme blanc ». » (p.142)

 

(Pour les tenants du courant séparatiste Noir et panafricaniste, les Noirs ne doivent compter que sur leurs propres valeurs, leurs propres analyses et leurs propres forces pour se libérer. Pour Stokely Carmichael en 1967, le marxisme est « la chose de l’homme blanc », et ne peut à ce titre être utilisé « pour détruire la maison du blanc ».)

 

Dans la thèse d’anthropologie féministe qu’elle a soutenue en automne dernier, Nehara Feldman évoque les réticences de certaines sociologues et anthropologues issues des pays du Sud pour user des concepts forgés dans le cadre de la théorie féministe occidentale.

Là aussi, la phrase d’Audre Lorde pourrait entrer en résonance avec ces questionnements.

Oyeronké Oyewumi et Ifi Amadiume, par exemple, deux chercheuses nigérianes, critiquent l'usage du concept de genre dans les études africaines. Elles se réfèrent à ce qu’elles appellent « les sociétés africaines authentiques » et se positionnent comme « insiders » (par opposition aux chercheurs / chercheuses « extérieur.e.s », qui plaquent des outils conceptuels étrangers sur des terrains mal connus), pour disqualifier le concept de genre mais aussi ses dérivés (« l’oppression des femmes », « le patriarcat », etc.).

Leur rejet de ces concepts doit se comprendre dans le cadre des rapports de pouvoir Nord / Sud et de l'impérialisme occidental ; comme l'a montré Mohanty, l'étude de terrains du Sud par des chercheuses du Nord, y compris des chercheuses féministes, peut produire des effets politiques désastreux. (Les représentations véhiculées par un certain usage des concepts critiqués, écrit Nehara Feldman, « suggère[nt] une incapacité des femmes africaines à s’émanciper sans le soutien des féministes occidentales. Ce qui en réaction provoque souvent une méfiance de la part des féministes africaines vis-à-vis de l’anthropologie féministe occidentale. »)

Je mentionne cette position parce qu'il me semble que ça fait écho à la phrase d'Audre Lorde, en quelque façon : certaines femmes du Sud refusent de détruire la maison du maître (du Sud) avec les outils de la maîtresse (du Nord) ; l'entrecroisement des rapports de domination, de genre et de race (ou de géographie), produit cette grande réticence.

 

Pour finir de dire que la phrase d’Audre Lorde peut faire l’objet de tout un tas d’interprétations et d’applications variées diverses polymorphes et dans tous les sens, je risquerais juste cela : ne pas chercher à détruire la maison du maître avec ses outils à lui, mais avec ses propres outils persos à soi fabriqués de son cru… ce peut être aussi compris comme une invitation à une forme de différentialisme.acte-de-gentillesse.jpg

 

Il s’agirait (dans le féminisme) de se battre avec « des armes de femmes » (qui seraient, au choix, la non-violence, la douceur, l’empathie, ou la maternité, etc.)

 

Exit la virilité comme arme et comme ressource. Exit la violence, l’agressivité (exit les bières, le hard punk, exit les virées en motos – ok j’extrapole).

 

(Je me souviens des mots de Virginie Despentes : « Tout ce que j'aime de ma vie, tout ce qui m'a sauvée, je le dois à ma virilité. » (King Kong Théorie, p.11))

 

Bon, Audre Lorde n’a pas du tout voulu dire ça - tout ça…

 

 

Dans le discours prononcé en 1979 il n’est pas question de marxisme ou de concepts féministes (ni de concepts tout court). Elle ne parle pas non plus de « féminité » (ouf).

Les outils que vise Audre Lorde sont ceux, précisément, par lesquels les maîtres oppriment.

Les outils du maître en tant que maître.

 

(J'explique / résume ça dans la feuille qui suit... :)   )

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commentaires

B
<br /> @Ev kolezasiette,<br /> je ne pense pas qu'il n'y ait comme alternative que entre la féminité essentialisée telle que l'homme se la conçoit, et la irilité. De ce que j'ai vu des femmes, des stratégies banales du quotidien<br /> comme des rencontres entre femmes non-mixtes ("ces bonnes femmes toujours à caqueter et comploter" dira le mari et les femmes alliées des hommes), la prise de contrôle de fait du domicile conjugal<br /> ("cette baraque c'est plus la mienne" dira le mari en s'en allant au bar, le contrôle de l'éducation des enfants (ce que le mari reprochera : "tu utilises les enfants contre moi"), et bien d'autres<br /> choses sont à mon sens les plus intéressantes à étudier. Généralement ce sont les tactiques que les hommes dénigrent comme étant des défauts de bonnes femmes, de mégères etc. Le plus curieux c'est<br /> d'entendre ce discours chez des femmes correspondant au canon de la femme émancipée moderne utilisant la virilité dénigrant ces stratégies féminines comme arriérées...<br /> <br /> <br />
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E
<br /> au fait as-tu lu Zami ? le seul roman je crois d'Audre Lorde. Si je ne suis pas fan de la façon dt l'histoire est ficelée (de ttes les façons c'est pas une romancière à l'origine) j'adore ce<br /> qu'elle y raconte. C'est autobiographique et je te jure que ça transporte de lire ce qu'elle écrit. Dans la catégories "essais" il y a "sister outsider" c'est très très très enrichissant<br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Connaît pas le Zami, très très envie de m'y plonger :)<br /> <br /> <br /> Oui, le discours avec "les outils du maître" est dans Sister outsider !<br /> <br /> <br /> <br />
E
<br /> Ouep, c'est vraiment une phrase qui peut être à double tranchant. Et j'apprécie particulièrement le petit passage sur la virilité comme une véritable ressource politique. Je l'ai déjà dit ici mais<br /> je le répète, les armes des féminités (rien à avoir avec les fringues, les attitudes, mais ce qui est définit comme "qualités") n'aboutiront pas à être/prendre le pouvoir. Du coup fuir la virilité<br /> car elle appartiendrait au maître reviendrait à se saborder...<br /> <br /> Pas d'accord non plus sur le porno et la prostitutions. Le porno féministe par exemple est un véritable lieu de subversions, même si ça ne résoud pas le pb du porno mainstream qui ne montre qu'un<br /> seul type de sexualité très phallocentré. (et franchement j'ai toujours du mal avec les discours visant à dire que le porno mainstream peut être pensé autrement, qu'il y a des ressources de ceci<br /> cela etc, c'est le porno féministe et queer qui sauve la donne!)<br /> <br /> mais sur certains sujets, les approchent féministes utilisent les outils du maître et là sont en train de se saborder grandement selon moi...j'ai l'impression qu'on se gourre sur plein de trucs et<br /> qu'on est en train de conforter l'ordre hétéro-sexo-genré....<br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Vive Emilie Jouvet !<br /> <br /> <br /> <br />
A
<br /> Un mot d'auto-commentaire pour signaler une autre façon d'utiliser cette phrase dans le féminisme :<br /> <br /> Dans un article publié sur Sisyphe en 2007, Gail K. Golden propose une interprétation / application de la phrase de Lorde, dans le cadre d’une réflexion sur les pratiques de femmes qui font et / ou<br /> consomment de la pornographie (« se rallient » ou « s’intègrent » à la « culture porno », écrit-elle) :<br /> <br /> « La poète Audre Lorde a écrit : « Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître ». Affirmer sa liberté sexuelle en devenant une vedette porno, une prostituée<br /> ou une pin-up de Playboy équivaut exactement à tenter d’utiliser les outils du maître pour démanteler une société fondée sur la domination masculine. À mon avis, de tels efforts protègent le statu<br /> quo : une société où les femmes ne sont toujours pas reconnues pour leur pleine valeur, une société où des femmes de partout au monde sont kidnappées, trafiquées et amenées aux États-Unis en<br /> esclavage sexuel pour satisfaire le désir masculin, une société où un très grand nombre de femmes ne sont toujours pas en sécurité dans leurs propres domiciles. »<br /> <br /> http://sisyphe.org/spip.php?article2550<br /> <br /> Dans la même veine, on peut lire sous la plume de Brigitte Boucheron le passage suivant :<br /> <br /> « Les différences politiques semblent de taille entre les anciennes et les nouvelles générations : le mariage et la maternité, considérés par les anciennes comme lieux privilégiés de<br /> l’aliénation et de l’enfermement des femmes, sont l’objet de tous les désirs pour nombre de nouvelles ; les pratiques sexuelles, non essentielles pour les unes, sont devenues centrales, du moins<br /> dans les discours, pour les autres ; la pornographie et la prostitution, cercles majeurs de l’enfer hétérosocial pour les pionnières, sont désormais considérées comme des domaines de subversion<br /> (les mêmes films sur ces sujets sont programmés dans les festivals ladyfest et transpédégouines) ; la non-mixité, creuset de toutes les inventions et source de tant de plaisir et d’émotions dans<br /> les décennies précédentes, n’est assumée que partiellement.<br /> Sexualité omniprésente, pornographie, prostitution… Audre Lorde aurait-elle eu tort, qui disait : « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du<br /> maître » ? »<br /> <br /> http://lezzone.over-blog.com/article-15285319.html<br /> <br /> <br /> Le maître, ici, c'est l'homme, dans son rapport hétérosexuel (hétéro, et sexuel) aux femmes comme objets de conquête et de consommation sexuelles, et les outils, les divers modes de<br /> consommation.<br /> <br /> (Reste à voir, peut-être, la distinction entre outils et terrains (de lutte), et... à chercher à comprendre tout ce qui est soulevé (comme significations, questions, revendications, choix, etc. -<br /> un champ entier à sonder) par cette « culture porno » (drôle d'expression foutoir)) :) )<br /> <br /> <br />
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