Je continue à vous parler du livre d'Eric Macé et Nacira Guénif-Souilamas paru en 2004, « Les féministes et le garçon arabe », ce que j'ai commencé à faire ici, et plus particulièrement du texte de Nacira GS, ce que j'ai entrepris là.
J'écrivais dans mon précédent post qu'on ne savait pas de qui elle parlait, des « jeunes de banlieue » ou du « garçon arabe ». Mais c'est encore plus profond que cela.
Page 62 elle écrit : « Il […] s'agit […] ici […] de comprendre la genèse sociale d'une figure ». Cette phrase fait écho à ce qu'on peut lire dans l'introduction : « Que ce soit […] sous la forme d'une racaille incivilisable laissant libre cours à ses pulsions machistes et ethniques, ou sous la forme encore plus pernicieuse d'un néocommunautarisme islamique, le « garçon arabe » est construit comme un corps triplement étranger à la modernité […] » (p.11). Il est question ici de « figure », le garçon arabe est habillé de guillemets, et l'on cherche à comprendre la façon dont il est construit, non en tant qu'être réel mais en tant que figure, construction symbolique, image, repoussoir imaginaire. (NGS cite d'ailleurs en note deux articles écrits par Angelina Peralva et Eric Macé, qui traitent du « traitement médiatique des violences accordées de plus en plus à l'arabe-pluriel » (p.106 note 74) : on est bien du côté de la construction.)
La confusion et le trouble viennent du fait qu'ensuite, dans le fil du texte de Nacira Guénif-Souilamas, on perd de vue cette idée de « figure », de construction de l'imaginaire collectif, quand l'auteure semble parler ou vouloir parler des personnes, des véritables êtres de chair, et expliquer pourquoi ils sont (de fait) ainsi.
Les deux registres se mélangent : le registre de la réalité (que se passe-t-il vraiment pour eux, comment, et pourquoi ?), et le registre du stigmate, de la figure, de la construction imaginaire ; ce flou rend l'argumentation très confuse, et produit en outre ce trouble que j'évoquais dans mon précédent post : si l'on flirte en permanence entre discours de la réalité et discours du stigmate, l'insulte n'est jamais loin.
NGS emploie des expressions qui me hérissent littéralement le poil – pas possible pour moi d'entendre une chercheuse désigner ainsi les protagonistes de son terrain : « les p'tits gars des quartiers » (pp. 70, 72), « les p'tits Arabes » (p.71), « les p'tits gars des banlieues » (p.74)... Cela révèle un rapport de condescendance, presque de mépris, que je trouve intolérable. (Elle les prend vraiment pour des cons.)
C'est un principe éthique, déontologique, et aussi, finalement, épistémologique fondamental, non, de reconnaître et prendre en compte les acteurs sociaux (qu'en tant que sociologue on « étudie ») comme des sujets à part entière ? Les respecter comme sujets ? Le travail consiste à décrire, rendre compte, objectiver, comprendre, expliquer – et pas... prendre pour des cons ;p
Dans la droite ligne de ces expressions condescendantes, je relève une façon de décrire en détails la gestuelle de ces personnes qui s'apparente à de l'ethnologie dans son sens ancien et péjoratif – elle observe les « p'tits gars des quartiers » comme on observait dans le temps les sauvages, comme on observerait de petits animaux en liberté. Codes, rituels et mœurs décrits sur un mode exclusivement négatif, avec, même, un incroyable mépris : « les contacts limités aux mains, à une gestuelle hybride, espace d'inventivité trop méconnu, ou à la stricte nécessité de l'affrontement, du jeu sportif, le crachat […], ressource inépuisable d'adolescents en quête de mise en scène, figuration sublimée de l'éjaculation, le rapport amoureux et l'estime de soi détruits lors de l'entrée par effraction dans le corps de la femme convoitée » (pp.74-75) (Grand délire sur la fin – le crachat rapporté à l'éjaculation, et ce sous-entendu ( ? ) tous ces « p'tits gars » dont elle parle seraient des violeurs ???)
C'est quoi cette façon d'envisager des sujets sociaux, de la part d'une sociologue ??
J'ajouterai ici qu'elle les appréhende comme totalement dénués de ressources, d'intelligence propre, de capacité à inventer ; comme des corps vides écrasés par leur domination, uniquement définis par un rapport négatif à (leur « passé », leur avenir, leurs émotions, les autres, etc.) Elle l'écrit d'ailleurs clairement page 74 : « ils sont avant tout dominés et aliénés ». « Aliénés », oui, elle semble le croire, et même évidés, écervelés, pantins creux, coquilles vides.
Cette façon d'envisager la personne me paraît tout à fait surprenant de la part d'une féministe. Et plus encore d'une féministe s'étant positionnée contre la loi sur le voile, familière donc de la problématique de la soit-disant aliénation qui autorise à ce qu'on parle et décide à la place de.
Les sujets même dominés restent toujours des sujets, ils ne disparaissent pas sous le poids du pouvoir – plus ou moins conscients et émancipés mais jamais totalement mystifiés, écrasés, évidés.
Elle écrit d'ailleurs quelques lignes qui vont dans ce sens, page 75 : « comme pour les filles voilées, tout le monde parle à la place des garçons arabes » - n'est-ce pas là ce qu'elle fait elle aussi, et de la façon la plus violente ?
Elle se réfère à des modèles tout à fait normatifs de la sexualité (en en ignorant, apparemment, la portée normative – faisant comme si ça allait de soi pour tout le monde) : « Sauraient-ils, comme l'amant de lady Chatterley, parler à leur sexe comme au complice de tous les plaisirs retrouvés et comme l'objet de leur libération […] ? » (p.76) (Je n'ai aucune envie pour ma part de « parler à [mon] sexe (?!) « comme au complice de tous les plaisirs retrouvés »... ?!)
Cette phrase (et ce qui l'entoure) me laisse un profond malaise. Encore une fois, on n'est pas du côté de la construction imaginaire (expliquer comment le genre comme rapport de pouvoir construit le « garçon arabe » comme un corps déviant, dangereux, étranger, à travers des références à la sexualité – les garçons arabes entre impuissance et bestialité, la littérature sur le genre et la race, sur le racisme travaillé par les normes de genre (Elsa Dorlin mon amie...) pourrait éclairer à merveille ce processus). Mais non, ce n'est pas cela que fait ici Nacira Guénif-Souilamas. Elle se place du côté de la réalité, et nous explique pourquoi, pour de vrai, les garçons arabes ne savent pas faire comme l'amant de lady Chatterley.
Elle emploie des phrases-à-la-con, du genre : « L'absence de souci de soi procède avant tout d'une propension à perdre l'autre de vue et une impossibilité de se retrouver, en soi comme face à soi. » (p.76) (Et réciproquement.)
Une phrase, page 80, cumule toutes les épines qui me dérangent sacrément dans le texte de NGS (euphémisme) : « Recouvrer la mémoire, la mémoire de son corps, lutter contre l'amnésie comme on lutte contre un sommeil qui pourrait devenir de plomb, rendrait sans doute aux fils d'immigrants arabes en France la part maudite qui leur manque, comme un membre amputé qui fait mal : leur part féminine, qu'ils ne cessent de scruter dans un face-à-face âpre et solitaire avec les sœurs qu'ils ne connaissent pas et les femmes qu'ils désirent ; leur part masculine pacifiée, qu'ils ne cessent de peser et soupeser dans un colloque misérable avec leurs copains, concurrents, complices. »
1. « recouvrer la mémoire » : ces hommes vivent en France, ils doivent être compris au sein de la société française ; certes, l'histoire peut apporter un éclairage utile – l'histoire de la France, mais aussi du Maghreb dans ses relations avec la France, mais franchement, la poésie anté-islamique n'a rien à voir avec le schmilblick (pas plus, remarque, qu'on ne comprend la jeunesse algérienne d'aujourd'hui au prisme de l'art islamique de l'enluminure...) L'histoire des « mœurs arabo-musulmanes » n'est pas leur mémoire, ils n'ont pas à la « recouvrer ».
2. « la mémoire de son corps » - une expression peut-être assez révélatrice... Comme ça la mémoire serait inscrite « dans le corps » ? Ca expliquerait pourquoi le garçon arabe devrait être renvoyé à l'histoire de ses « ancêtres » (p.72).
3. « la part […] qui leur manque […] comme un membre amputé » : on retrouve cette idée exprimée page 74, « coupés d'un passé »... Il ne leur « manque » rien du tout, ils sont entiers, complets, comme sujets socialisés pleinement dans une société et un milieu donné... C'est une idée qui revient fréquemment, quand on parle de personnes « métisses » ou « issues de l'immigration » ou « à double culture ».... Certaines de ces personnes ont effectivement des attaches affectives, des connaissances (linguistiques en particulier), etc. liées à deux pays / régions ; mais d'autres non – et on veut souvent faire de ces dernières des personnes « à demi », « amputées », à qui il « manque » une moitié... (Personne n'est à moitié.)
4. Une conception plutôt essentialiste du « féminin » et du « masculin ».
5. Des généralisations outrancières (l'usage du « ils » supra-général, l'énoncé tranchant « les sœurs qu'ils ne connaissent pas »...)
La condescendance, le regard supérieur, marqué par l'usage d'un vocabulaire familier (ce n'est plus les « p'tits gars des quartiers », mais leurs « copains »), et surtout le jugement méprisant : un colloque « misérable ».