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21 juin 2010 1 21 /06 /juin /2010 09:27

Je continue à vous parler du livre d'Eric Macé et Nacira Guénif-Souilamas paru en 2004, « Les féministes et le garçon arabe », ce que j'ai commencé à faire ici, et plus particulièrement du texte de Nacira GS, ce que j'ai entrepris .


J'écrivais dans mon précédent post qu'on ne savait pas de qui elle parlait, des « jeunes de banlieue » ou du « garçon arabe ». Mais c'est encore plus profond que cela.

Page 62 elle écrit : « Il […] s'agit […] ici […] de comprendre la genèse sociale d'une figure ». Cette phrase fait écho à ce qu'on peut lire dans l'introduction : « Que ce soit […] sous la forme d'une racaille incivilisable laissant libre cours à ses pulsions machistes et ethniques, ou sous la forme encore plus pernicieuse d'un néocommunautarisme islamique, le « garçon arabe » est construit comme un corps triplement étranger à la modernité […] » (p.11). Il est question ici de « figure », le garçon arabe est habillé de guillemets, et l'on cherche à comprendre la façon dont il est construit, non en tant qu'être réel mais en tant que figure, construction symbolique, image, repoussoir imaginaire. (NGS cite d'ailleurs en note deux articles écrits par Angelina Peralva et Eric Macé, qui traitent du « traitement médiatique des violences accordées de plus en plus à l'arabe-pluriel » (p.106 note 74) : on est bien du côté de la construction.)


La confusion et le trouble viennent du fait qu'ensuite, dans le fil du texte de Nacira Guénif-Souilamas, on perd de vue cette idée de « figure », de construction de l'imaginaire collectif, quand l'auteure semble parler ou vouloir parler des personnes, des véritables êtres de chair, et expliquer pourquoi ils sont (de fait) ainsi.

Les deux registres se mélangent : le registre de la réalité (que se passe-t-il vraiment pour eux, comment, et pourquoi ?), et le registre du stigmate, de la figure, de la construction imaginaire ; ce flou rend l'argumentation très confuse, et produit en outre ce trouble que j'évoquais dans mon précédent post : si l'on flirte en permanence entre discours de la réalité et discours du stigmate, l'insulte n'est jamais loin.


NGS emploie des expressions qui me hérissent littéralement le poil – pas possible pour moi d'entendre une chercheuse désigner ainsi les protagonistes de son terrain : « les p'tits gars des quartiers » (pp. 70, 72), « les p'tits Arabes » (p.71), « les p'tits gars des banlieues » (p.74)... Cela révèle un rapport de condescendance, presque de mépris, que je trouve intolérable. (Elle les prend vraiment pour des cons.)


C'est un principe éthique, déontologique, et aussi, finalement, épistémologique fondamental, non, de reconnaître et prendre en compte les acteurs sociaux (qu'en tant que sociologue on « étudie ») comme des sujets à part entière ? Les respecter comme sujets ? Le travail consiste à décrire, rendre compte, objectiver, comprendre, expliquer – et pas... prendre pour des cons ;p


Dans la droite ligne de ces expressions condescendantes, je relève une façon de décrire en détails la gestuelle de ces personnes qui s'apparente à de l'ethnologie dans son sens ancien et péjoratif – elle observe les « p'tits gars des quartiers » comme on observait dans le temps les sauvages, comme on observerait de petits animaux en liberté. Codes, rituels et mœurs décrits sur un mode exclusivement négatif, avec, même, un incroyable mépris : « les contacts limités aux mains, à une gestuelle hybride, espace d'inventivité trop méconnu, ou à la stricte nécessité de l'affrontement, du jeu sportif, le crachat […], ressource inépuisable d'adolescents en quête de mise en scène, figuration sublimée de l'éjaculation, le rapport amoureux et l'estime de soi détruits lors de l'entrée par effraction dans le corps de la femme convoitée » (pp.74-75) (Grand délire sur la fin – le crachat rapporté à l'éjaculation, et ce sous-entendu ( ? ) tous ces « p'tits gars » dont elle parle seraient des violeurs ???)


C'est quoi cette façon d'envisager des sujets sociaux, de la part d'une sociologue ??

J'ajouterai ici qu'elle les appréhende comme totalement dénués de ressources, d'intelligence propre, de capacité à inventer ; comme des corps vides écrasés par leur domination, uniquement définis par un rapport négatif à (leur « passé », leur avenir, leurs émotions, les autres, etc.) Elle l'écrit d'ailleurs clairement page 74 : « ils sont avant tout dominés et aliénés ». « Aliénés », oui, elle semble le croire, et même évidés, écervelés, pantins creux, coquilles vides.

Cette façon d'envisager la personne me paraît tout à fait surprenant de la part d'une féministe. Et plus encore d'une féministe s'étant positionnée contre la loi sur le voile, familière donc de la problématique de la soit-disant aliénation qui autorise à ce qu'on parle et décide à la place de.

Les sujets même dominés restent toujours des sujets, ils ne disparaissent pas sous le poids du pouvoir – plus ou moins conscients et émancipés mais jamais totalement mystifiés, écrasés, évidés.

Elle écrit d'ailleurs quelques lignes qui vont dans ce sens, page 75 : « comme pour les filles voilées, tout le monde parle à la place des garçons arabes » - n'est-ce pas là ce qu'elle fait elle aussi, et de la façon la plus violente ?


Elle se réfère à des modèles tout à fait normatifs de la sexualité (en en ignorant, apparemment, la portée normative – faisant comme si ça allait de soi pour tout le monde) : « Sauraient-ils, comme l'amant de lady Chatterley, parler à leur sexe comme au complice de tous les plaisirs retrouvés et comme l'objet de leur libération […] ? » (p.76) (Je n'ai aucune envie pour ma part de « parler à [mon] sexe (?!) « comme au complice de tous les plaisirs retrouvés »... ?!)

Cette phrase (et ce qui l'entoure) me laisse un profond malaise. Encore une fois, on n'est pas du côté de la construction imaginaire (expliquer comment le genre comme rapport de pouvoir construit le « garçon arabe » comme un corps déviant, dangereux, étranger, à travers des références à la sexualité – les garçons arabes entre impuissance et bestialité, la littérature sur le genre et la race, sur le racisme travaillé par les normes de genre (Elsa Dorlin mon amie...) pourrait éclairer à merveille ce processus). Mais non, ce n'est pas cela que fait ici Nacira Guénif-Souilamas. Elle se place du côté de la réalité, et nous explique pourquoi, pour de vrai, les garçons arabes ne savent pas faire comme l'amant de lady Chatterley.


Elle emploie des phrases-à-la-con, du genre : « L'absence de souci de soi procède avant tout d'une propension à perdre l'autre de vue et une impossibilité de se retrouver, en soi comme face à soi. » (p.76) (Et réciproquement.)


Une phrase, page 80, cumule toutes les épines qui me dérangent sacrément dans le texte de NGS (euphémisme) : « Recouvrer la mémoire, la mémoire de son corps, lutter contre l'amnésie comme on lutte contre un sommeil qui pourrait devenir de plomb, rendrait sans doute aux fils d'immigrants arabes en France la part maudite qui leur manque, comme un membre amputé qui fait mal : leur part féminine, qu'ils ne cessent de scruter dans un face-à-face âpre et solitaire avec les sœurs qu'ils ne connaissent pas et les femmes qu'ils désirent ; leur part masculine pacifiée, qu'ils ne cessent de peser et soupeser dans un colloque misérable avec leurs copains, concurrents, complices. »


1. « recouvrer la mémoire » : ces hommes vivent en France, ils doivent être compris au sein de la société française ; certes, l'histoire peut apporter un éclairage utile – l'histoire de la France, mais aussi du Maghreb dans ses relations avec la France, mais franchement, la poésie anté-islamique n'a rien à voir avec le schmilblick (pas plus, remarque, qu'on ne comprend la jeunesse algérienne d'aujourd'hui au prisme de l'art islamique de l'enluminure...) L'histoire des « mœurs arabo-musulmanes » n'est pas leur mémoire, ils n'ont pas à la « recouvrer ».

2. « la mémoire de son corps » - une expression peut-être assez révélatrice... Comme ça la mémoire serait inscrite « dans le corps » ? Ca expliquerait pourquoi le garçon arabe devrait être renvoyé à l'histoire de ses « ancêtres » (p.72).

3. « la part […] qui leur manque […] comme un membre amputé » : on retrouve cette idée exprimée page 74, « coupés d'un passé »... Il ne leur « manque » rien du tout, ils sont entiers, complets, comme sujets socialisés pleinement dans une société et un milieu donné... C'est une idée qui revient fréquemment, quand on parle de personnes « métisses » ou « issues de l'immigration » ou « à double culture ».... Certaines de ces personnes ont effectivement des attaches affectives, des connaissances (linguistiques en particulier), etc. liées à deux pays / régions ; mais d'autres non – et on veut souvent faire de ces dernières des personnes « à demi », « amputées », à qui il « manque » une moitié... (Personne n'est à moitié.)

4. Une conception plutôt essentialiste du « féminin » et du « masculin ».

5. Des généralisations outrancières (l'usage du « ils » supra-général, l'énoncé tranchant « les sœurs qu'ils ne connaissent pas »...)

La condescendance, le regard supérieur, marqué par l'usage d'un vocabulaire familier (ce n'est plus les « p'tits gars des quartiers », mais leurs « copains »), et surtout le jugement méprisant : un colloque « misérable ».

 

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commentaires

B
<br /> Je ne répondrais que sur le point 1) il ne faut pas réduire la culture à son sens commun, c'est à dire l'art, la musique, la littérature. Il existe un zillons d'éléments qui vont de la langue, au<br /> mode de sexage en passant sur les tics faciaux ou les gestes qui distinguent une personne d'une culture à une autre...<br /> NGS va probablement chercher trop loin en effet, dans une approche un peu trop orientaliste. Néanmoins je pense que c'est un début... Il y a quelque chose à chercher du côté de l'anthropologie je<br /> dirais...<br /> <br /> <br />
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B
<br /> Je pense que vos notes sont de l'ordre d'avantage du carnet de notes de lecture plus que d'une analyse critique du texte, je ne forcerais donc pas le trait de vos propos.<br /> Dans tout ce que vous dites, j'aurais presque envie d'adhérer à votre critique si dans les propos que vous tenez il n'y a pas de ce paternalisme négateur d'existence propre que vous voyez chez<br /> NGS.<br /> En effet, votre volonté persistante de nier aux jeunes hommes arabo-musulmans de quartiers une histoire dans une culture maghrébine, dans un mode de sexage qui sans être et renvoyer à l'anomie<br /> (Dubet...), n'en reste pas moins différent au moins autant par l'ethno-racial que par la "classe". Une étude serrée des postures corporelles, des dispositions sont nécessaires car à l'opposée j'ai<br /> vu dans ce point référant à un passé (mythifié toujours, mais il faut bien commencer par quelque part) non-métropolitain, une piste à explorer dont j'ai plutôt l'impression qu'elle se valide sur le<br /> terrain...<br /> La Frââââââânce ce n'est pas simplement la culture nationalo-métropolitaine, et il ne faut pas pour magnifier un groupe social, ou en tout cas résister à une infériorisation, nier qu'il ne<br /> corresponde pas à l'idéal-type euro-bourgeois du gentlemen chevaleresque.<br /> NGS de toute façon est très loin d'être la pire dans le genre ethnographie des sauvages de banlieue, c'est le moins qu'on puisse dire. J'ai lu et entendu des choses horribles qui me hérisse le poil<br /> de la part de "gentils sociologues de gauche" et qui ont droit à des applaudissements nourris du public.<br /> D'autre part, je ne pense pas que l'on puisse réaliser une séparation nette entre la figure, performative toujours, et la "réalité". Il faut accomplir cet aller-retour au sein même de son analyse,<br /> il me semble.<br /> Néanmoins vous apportez un autre regard à NGS, et je vous remercie de votre attention car vous soulevez en effet des points problématiques quant à la vision réductrice et essentialisante de<br /> NGS.<br /> amicalement,<br /> un lecteur attentif et curieux<br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> <br /> Bonjour Bader,<br /> <br /> <br /> bienvenue ici et merci pour ton commentaire.<br /> <br /> <br /> Je suis tout à fait d'accord avec toi pour dire que Nacira Guénif-Souilamas n'est pas la<br /> pire de ceux et celles qui parlent et écrivent sur la « banlieue », et même très loin de là (je suis d'accord aussi pour les « sociologues de gauche ») ! C'est pour cela<br /> que ça me faisait un peu chier de la critiquer ici. Mais c'est sans doute parce que j'en attendais beaucoup que j'ai été déçue.<br /> <br /> <br /> Je suis aussi à 100% d'accord pour dire que la « culture française » n'est pas<br /> une, unifiée, homogène, et « nationalo-métropolitaine ». Je ne veux pas nier à ces personnes « une histoire dans une culture maghrébine ».<br /> <br /> <br /> En fait, deux choses me posent problème dans cette façon de les rattacher à cette<br /> histoire-là (ou en tout cas dans la façon dont le fait NGS) :<br /> <br /> <br /> 1. le fait que la culture « arabo-musulmane » soit vue comme un bloc<br /> relativement homogène, alors que c'est tout de même............. hyper vaste (géographiquement, historiquement) (pour moi, les expressions comme « culture chrétienne », « culture<br /> européenne », et même « culture française » n'ont pas plus de signification). Quand elle évoque les joutes oratoires de l'anté-islam, les Mille et une nuits... j'ai vraiment<br /> l'impression d'un grand bric-à-brac sans cohérence, c'est tellement rapide et approximatif que bon, ça veut pas dire grand chose...<br /> <br /> <br /> 2. le fait que NGS semble penser que cette culture est forcément la leur, fait forcément<br /> partie d'eux, qu'elle veuille expliquer leurs comportements par cette histoire-là.<br /> <br /> <br /> Je ne dis pas que cette culture arabo-musulmane ne peut pas avoir d'importance pour les<br /> jeunes hommes vivant en France et issus de l'immigration maghrébine ! Je dis que ce n'est pas obligatoire et automatique. Ca dépend des histoires personnelles, de leur socialisation<br /> (familiale, scolaire, entre pairs, etc.), de la façon dont ils se sont construits (ça peut être une ressource identitaire importante, pour eux, ils peuvent choisir de s'y intéresser beaucoup,<br /> d'apprendre l'arabe littéral, de se plonger dans l'histoire du Maghreb, etc.) - mais ce n'est pas « inscrits en eux » (comme si c'était une partie d'eux dès la naissance, « en<br /> soi »).<br /> <br /> <br /> Je pense que ça peut être une ressource (ça peut, c'est pas obligé), et je pense que ça<br /> peut aussi être une assignation (« ta » culture, une façon de leur dénier le statut de Français à part entière), et je pense surtout que le plus souvent, c'est les deux<br /> :)<br /> <br /> <br /> Mais bon, ce n'est que mon avis !<br /> <br /> <br /> Enfin, en ce qui concerne le rapport entre « figure » et « réalité »,<br /> je comprends ce que tu veux dire... Seulement il me semble problématique de vouloir expliquer une figure raciste par la description des personnes réelles. La figure du « garçon arabe »<br /> comme prédateur sexuel, violeur adepte des tournantes, barbare non civilisable, construite dans l'imaginaire collectif français actuel, est une figure raciste ; je pense qu'il ne faut pas<br /> chercher la « cause » de la figure raciste chez les personnes « racisées » mais chez les personnes « racisantes » - comprendre le mécanisme dans la tête des<br /> personnes « racisantes », dans les discours des médias, des hommes politiques, etc. (et pour rendre compte de la construction de cette figure, se référer au passé et à l'histoire est<br /> loin d'être inutile).<br /> <br /> <br /> C'est un peu long et je ne sais pas si c'est clair, mais en tout cas, merci de discuter<br /> ainsi mes propos !<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />

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