Pour éclairer un peu mes courtes réflexions sur Anne Garréta, sa lecture à la lumière de Judith Butler et son interprétation par Anne Simon et Christine Détrez, je me permets de poster ici quelques extraits d'une interview de la romancière mené le 13 octobre 2000 par Eva Domeneghini, toujours consultable en ligne, et vraiment intéressante (j'espère que l'intervieweuse ne m'en voudra pas ).
A propos de son roman Sphinx :
« Je me suis arrangée pour écrire une histoire dans laquelle la question de l’identité sexuelle et donc de la différence des sexes n’est nullement marquée dans le langage du texte. Le langage (et le langage le plus ordinaire) permet ceci, si on sait s’en servir. Cela demande un peu de travail mais on peut y arriver. L'expérience prend son sens lorsqu'on fait lire le texte. Le résultat intéressant du test (qui n'est au fond qu'un test de Turing), est que d’abord les gens ne remarquent pas l’absence des marques du genre. Il les projettent systématiquement, comme si pour lire une histoire, en effet, il leur était nécessaire d’attribuer une identité sexuelle aux personnages (bref, l'identité sexuelle, le genre des personnes est une catégorie commune de leur entendement, et une catégorie prégnante --mais, et j'insiste, pas nécessaire, ni naturellement, ni socialement, ni discursivement : la preuve, on peut l'éluder sans qu'elle manque, on peut l'éluder et continuer à raconter des histoires). Second résultat: il n’y a pas d’uniformité dans les projections, les lecteurs n’ont pas tous lu la même histoire mais les quatre possibilités ont été systématiquement représentées dans la réception critique du livre (une histoire entre un homme et une femme ou entre deux hommes ou deux femmes). Ce qui tendrait à indiquer qu’à l’ère qui est la nôtre, en dehors des marques institutionnelles du genre grammatical, ou alors en dehors des injonctions qui assignent telle personne à telle identité, rien ne permet de reconnaître, dans une histoire, un homme d’une femme. C’est ça le jeu dangereux. Faire la preuve empirique, expérimentale, non seulement de la contingence du genre, mais de son inanité ou de son insignifiance comme catégorie. »
A propos du féminisme :
« Je suis très heureuse de découvrir que quelqu’un me trouve féministe et en effet, je le suis. […] “Féminisme borné”, pour certains on dirait que l'expression est un pléonasme... […] Vous savez ce que j'apprécie dans le féminisme ? Sa capacité, rien qu'à l'invocation du mot à créer une telle panique… Même les femmes de nos jours ont peur de passer pour féministes, et de se dire telles… Quant aux hommes, ils en font figure de guignol et d'épouvantail pour mieux s'en défendre… On ne peut pas dire que le courage étouffe les pantins qui s'agitent sur la scène française… »
A propos des « caricatures » de genre :
« Cela ne me dérangerait pas que la sexualité transparaisse dans la littérature (le problème c'est que je ne me reconnais dans aucune des représentations courantes qui en sont données), mais ce qui me gêne c’est la caricature de féminité ou de masculinité qui transparaît dans les écritures qui mettent en avant ce type de détermination. Ce qui est plus gênant encore, c'est le caractère hégémonique, totalisant de cette sexuation : elle écrase les différences entre les sujets, elle écrase les singularités, et par ailleurs somme chacun de représenter en tous lieux de sa vie et de sa personne les caractères de son sexe comme détermination absolue. Simplification bien commode dans l'ordonnancement social, certes, mais sommes-nous là pour simplifier le travail de la morne machine à normaliser ? […] Il faudrait avoir de l’imagination, sortir des bornes non du féminisme mais du sexisme et se poser la question de ce qui se passe dans l’écriture d’un sujet qui n’est jamais un, unique ou unifié mais multiple, changeant, contradictoire et qui évolue nécessairement au cours du temps. »
J'avoue avoir du mal, en lisant ces propos, à croire aux accusations de Détrez et Simon à propos du « figement des positions de genre » (A leur corps défendant, p.36)...