Pour finir ce bref survol du roman Pas un jour (depuis mes yeux), j'aimerais aborder dans les posts suivants le thème de la sexualité et du désir, et tenter de récolter un peu des interrogations, des réponses et des incertitudes qu'Anne Garréta sème dans ce livre à ce sujet.
A dire vrai, cette entreprise de moisson a commencé par un amoncellement désordonné de remarques, piquées comme des têtes d'épingles dans tout le texte, partant dans tous les sens, et dont, me reculant de quelques pas pour juger de l'effet d'ensemble, je n'ai d'abord vraiment pas su quoi faire. Alors j'ai cherché, comme on dit, une « problématique », histoire d'enrouler autour de quelque chose la pelote d'idées que j'avais filées.
Ne peut-on pas... se demander ce qui fait, ce qui montre que ce livre sur le désir n'a pas été écrit par un homme, mais par une lesbienne / que la narratrice n'est pas un homme, mais une lesbienne ? Se demander si, dans ce roman, on trouve les signes du fait que les lesbiennes ne sont pas des hommes (pour paraphraser / jouer avec Monique Wittig, et dans la lignée des réflexions d'Anne Simon dans A leur corps défendant) ?
C'est une jolie problématique, je trouve, mais à laquelle je serai bien en peine d'apporter des pistes de réponses. Pour la bonne raison que je ne sais pas trop, moi, à quoi on reconnaît un homme désirant / désiré qui prend la plume. (Un gros boulet sexiste, oui, je repère assez bien – mais juste un homme ?...) On pourrait envisager de constituer un corpus de textes littéraires issus d'hommes auteurs, qui traiteraient du désir et de la sexualité, afin d'identifier des invariants, peut-être, et de les confronter à la mise en récit qu'opère en propre Anne Garréta, mais, heu, en fait, je vais pas le faire, là..........
A défaut d'affronter cette magistrale question, donc, je vais me contenter, petitement et à l'échelle d'un modeste mollusque des côtes bretonnes, d'esquisser le portrait du personnage de Garréta sous l'angle du désir et de la sexualité. « Esquisser le portrait », c'est-à-dire tenter de comprendre, à travers ce que nous livre le texte, la configuration particulière de genre et de sexualité qu'incarne ce personnage ; comment elle désire, qui elle désire, pourquoi ; comment elle éprouve, se représente et met en mots ses désirs pour d'autres femmes, comment elle se positionne dans la relation érotique, et en fonction de quels signes ; dans quels rôles elle se fond.
La lecture qu'a faite Anne Simon de Pas un jour s'est concentrée exclusivement sur le personnage de la narratrice, mais à mon sens l'intérêt du roman est tout autant dans les autres personnages qui gravitent autour d'elle, ces onze femmes, dont pas une ne lui ressemble, semble-t-il, avec qui elle noue des relations chaque fois très singulières, et qui figurent onze autres modalités de la subjectivité érotique – onze autres façons d'incarner un genre et une sexualité, de se positionner dans le désir.
J'aimerais donc évoquer également ensuite (et rapidement ) ces personnages, envisagés comme autant de figures possibles du genre et du désir [faudrait inventer un mot qui veuille dire « imbrication singulière et complexe du genre, du désir et de la sexualité, qui, cristallisée, fonctionne comme une partie de la subjectivité » - pasque c'est un peu long sinon à dire à chaque fois... mais est-ce que je me fais comprendre quand j'écris ça ? Ou je raconte juste n'importe quoi ???]
Un petit éclairage, avant cela, sur le roman, afin de vous donner une première idée d'ensemble de la façon dont le désir y est abordé.
Le corps du livre rassemble douze histoires, centrées chacune sur une femme différente. Il s'agit pour Garréta de « raconter le souvenir qu' [elle a] d'une femme ou autre qu' [elle a] désirée ou qui [l']a désirée » (pp.11-12) : deux configurations différentes de la relation de désir sont donc envisagées dans l'énoncé des règles. Bien sûr la frontière entre les deux est floue (puisque le désir peut être réciproque), mais j'ai tout de même essayé de ranger chaque récit dans l'une ou l'autre des catégories. Parmi ces douze histoires, on peut dire que pour quatre, c'est davantage ou d'abord elle qui désire, et pour cinq, six ou sept autres (signe de mon incertitude et de mon malaise à classer), elle est d'abord ou davantage désirée.
Dans trois histoires, elle est plutôt en position de domination vis-à-vis de son amante, et dans cinq autres, plutôt en situation d'être dominée (je prends ici comme signes, pour juger de l'asymétrie de la relation, la manifestation d'un désir ou d'un attachement non réciproque ou non proportionné, ou une asymétrie de positions objectivée par l'âge ou le statut).
Dans deux des récits, l'hétérosexualité de la femme qui la désire est centrale dans la façon dont leur relation se déroule ; dans deux autres récits la femme est présumée hétérosexuelle.
Il ne s'agit nullement (comme on pourrait peut-être s'y attendre ?) d'un roman de coucheries... Il n'y a qu'une véritable description de scène de sexe dans tout le livre (et encore, avec peu de détails) ; dans six histoires la narratrice fait, a fait ou fera effectivement l'amour avec la femme qu'elle évoque, tandis que dans cinq autres le désir (de l'une ou de l'autre) restera inassouvi.
Enfin, on note une absence totale des hommes dans le roman ; ils n'apparaissent qu'en tant qu'ombres au détour de deux / trois phrases, un caissier ici, le mari d'une amante là (juste présent en pensée), ou comme figures auxquelles la narratrice se compare : Tristan, Don Juan, ou une poignée d'écrivains (pp.31, 11, 112).