Je vois deux interprétations possibles à son discours (et j'aimerais beaucoup qu'on m'explique celles qui m'échappent – dont peut-être l'interprétation juste) :
1. Audre Lorde incite les femmes à aimer ce qu'elles ont, à faire ce qu'elles font dans la joie, quoi que ce soit.
Ça ressemble un peu à un message de résignation.
(Plutôt que de dire aux manœuvres et aux laveuses de chiottes « aimez ce que vous vous êtes forcé.e.s de faire », j'aurais tendance à préférer dire « élaborez des stratégies pour alléger ce travail, pour le supporter, l'aménager, contourner les aspects les plus pénibles, etc. » (et puis aussi : « ouais franchement t'as trop raison c'est la merde... » - peut-être que ce message-là est totalement inutile pour la lutte, la résistance et le changement ; mais moi, si je lave des chiottes, c'est aussi ce que j'ai envie d'entendre.)
2. elle leur dit : « faites en sorte d'avoir ce que vous voulez vraiment ». (Ne baissez pas votre niveau d'exigence, dans ce que vous demandez à la vie et à vous-mêmes ?...)
(Elle parle page 54 de « [conduire] sa destinée » (« to guide their own destinies »).)
On peut considérer que la seconde injonction donne de la force pour lutter et faire face (je dois le vouloir profondément, ne pas céder, ne pas plier, je dois tendre vers cela, malgré...tout ce qui m'entrave) (ne pas m'éteindre ?)
Et c'est ce qu'elle écrit : l'érotisme lui donne les moyens d'être moins résignée, désespérée, triste, effacée, de ne pas se nier elle-même : « In touch with the erotic, I become less willing to accept powerless, or those other supplied states of being which are not native to me, such as resignation, despair, self-effacement, depression, self-denial. »
Mais si ça ne marche pas ? Si je me viande piteusement ? Si ça ne marche pas parce que, dans le fond, ça ne peut pas marcher ?
Alors son message s'apparente à une philosophie de la responsabilité, dans la lignée de « quand on veut on peut » - et tout le poids de l'individualisme négatif tombe (schplof) sur les épaules des femmes qui tentent en vain d'agripper l'érotisme, éternellement hors de portée de leurs doigts fatigués...
(Lorde dit bien qu'il ne s'agit pas de demander l'impossible... mais comment juger du possible et de l'impossible pour chacun.e ?)
Le message qu'elle nous adresse est certes collectif, mais il reste un appel pour se changer soi-même, faire un effort sur soi, un effort individuel d'introspection et de réforme personnelle. Alors si je ne réussis pas...
Le cœur de notre désaccord, à Audre et à moi, tient peut-être dans cette phrase, qu'elle écrit au premier tiers de son article :
« The aim of each thing which we do is to make our lives and the lives of our children richer and more possible ».
Je ne sais pas. Je ne crois pas vraiment dans la portée universelle de cette phrase. Je connais des gens pour qui la vie, leur vie, consiste à tenir. Rien de plus que cela. Je ne suis même pas certaine de me reconnaître moi-même dans cette phrase. [Je n'aime pas trop la référence à « our children » - idem dans les discours sur « le monde que nous laissons à nos enfants », etc. - j'aimerais, à la limite, rendre la vie des gens [en général] plus riche et davantage possible.....] Mais au-delà : le but de chaque chose que je fais... ? Je fais un paquet de choses parce que je suis obligée, sous divers rapports, un autre paquet pour grignoter mes petits plaisirs égoïstes ; quant au reste... ?
(Peut-être justement que je manque grossièrement à mes devoirs de femme féministe... )
Peut-être ce texte d'Audre Lorde prend-il son sens si l'on considère qu'il s'adresse à celles pour qui ça va plutôt – une sorte de féminisme de luxe, pour les poétesses, écrivaines, professeures à l'université et autres bibliothécaires ???
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En réalité, après plusieurs jours passés à écrire de tout petits bouts hachés de ce texte que vous lisez, relire et relire l'article de Lorde, de loin, de près, avec ou sans concentration (activité qui m'amène généralement à une sorte de bouillie conceptuelle qui finit invariablement sur ce sentiment que je sais pas, j'ai pas compris, et puis merde), je crois avoir mis le doigt sur ce qui, précisément, dans le propos de Lorde, me dérange et ne colle pas avec ma façon d'envisager le monde : ce texte d'Audre Lorde est une critique de la compromission.
Or, la compromission est l'un de mes modes d'existence, d'une de mes techniques de vie.
La compromission, l'ambivalence, la contradiction, « je le fais sans le vouloir » et « je le veux sans le faire », « je ne sais pas si je le veux » et « je fais ce que je peux ».
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Au-delà de toutes mes interrogations, ce texte est intéressant parce qu'il pose la question du rapport entre féminisme et réforme personnelle. Que signifie exactement être féministe ? Et comment pouvons-nous / devons-nous agir, que faire ? Agissons-nous (aussi) de façon féministe par ce que nous sommes et ce que nous devenons ? Nos propres vies, nos propres émotions ont-elles une signification féministe, et cela même si elles ne devaient concerner que nous ?
(Et toutes mes confuses pour le champ d'orties que constituent ces posts.......................)