Voilà un post bien paresseux, mais qui vaut la peine d'être lu !
Suite à ce que j'écrivais à la fin d'un article précédent sur le lien qu'on pouvait faire entre mariage, travail domestique et travail sexuel, et la référence rapide au travail de Paola Tabet, j'ai lu une interview de la chercheuse mené par Mathieu Trachman et entièrement disponible en ligne sur le site de Genre sexualité & société. Un échange vraiment intéressant, dont il m'a semblé utile de faire un résumé.
C'est là que la grosse paresse intervient - je ne vous en propose finalement pas un résumé mais un panel d'extraits choisis ... laissés dans l'ordre, et qui donnent, selon moi, une bonne idée du travail de Tabet.
Bonne lecture ! (Mais non c'est pas long ! et c'est très rapide à lire !)
« Pour moi l’idée d’échange économico-sexuel sert à désigner un phénomène bien plus large [que la prostitution ou le travail sexuel], c’est-à-dire l’ensemble des relations sexuelles entre hommes et femmes impliquant une transaction économique. Transaction dans laquelle ce sont les femmes qui fournissent des services (variables mais comprenant une accessibilité sexuelle, un service sexuel) et les hommes qui donnent, de façon plus ou moins explicite, une compensation (dont la qualité et l'importance sont variables, cela va du nom au statut social, ou au prestige, aux cadeaux, à l’argent) en échange de ces services. Nous avons ainsi un ensemble de rapports allant du mariage à la prostitution et qui comprend des formes très différentes entre ces deux extrêmes. J’ai essayé en fait de montrer qu’il n’y a pas une opposition binaire entre mariage et prostitution, mais plutôt toute une série de relations différentes, et qu’il est possible d’établir un continuum, c’est-à-dire une série variable d’éléments communs aux différentes relations et une série d’éléments qui les différencient. »
« Cette scission entre une sexualité légitime (pour laquelle on nie l’existence d’un échange) et les autres relations est le propre des sociétés occidentales actuelles. Par contre dans beaucoup d’autres sociétés - et, dans le passé, aussi dans les sociétés occidentales - on dit de façon claire et nette que le sexe est le capital des femmes, leur terre, et qu’elles doivent bien l’utiliser. »
« [L'appropriation de la sexualité féminine] est un aspect important de ce que Colette Guillaumin (1978) appelle sexage, un rapport qu'elle voit comme appropriation matérielle des femmes, appropriation de la personne même et pas seulement de sa force de travail, quelque chose qui va au-delà de l’appropriation sexuelle et qui concerne l’ensemble du travail et de la vie des femmes : des soins aux enfants, aux vieux, aux hommes, aux services personnels donnés à toute la communauté. »
« Colette Guillaumin (1978) le dit très bien : le fait d’être « consacrées sans contrat ni salaire […] a l’entretien corporel, matériel et éventuellement affectif » d’autres individualités, « les bébés, les enfants, le mari, et aussi les gens âgés ou malades » bref « l’appropriation matérielle de l’individualité » a des effets très lourds : « L’individualité est une fragile conquête souvent refusée à une classe entière dont on exige qu’elle se dilue matériellement et concrètement dans d’autres individualités ». Ce travail, obligatoire pour les femmes, entraînant une « constante proximité/charge physique » et des liens si puissants (qu'ils soient d’amour ou de haine), marque profondément la personne : « il disloque la fragile émergence du sujet. […] Quand on est approprié matériellement on est dépossédé mentalement de soi-même ». »
« Bien sûr l’idée d’échange économico-sexuel est en contraste avec la vision commune et largement idéologique du mariage comme d’un rapport sans transactions économiques. Il suffit de regarder l’analyse de Viviana Zelizer (2005) sur les transactions économiques dans les relations intimes aux États-Unis pour voir avec quelle force cette idée de l’incompatibilité entre le mariage (ou d'autres relations intimes) et les transactions économiques y a été soutenue, et comment pour la justice il était impossible - et il l’est presqu’autant aujourd’hui - de faire évaluer légalement sur le plan financier l’ensemble des services domestiques, reproductifs et sexuels donnés par une femme dans le mariage puisqu'elle n’avait (et n'a généralement ) aucun droit de les établir par contrat ni d’établir une mesure à ses services. Pour une femme, tout accord contractuel sur les rapports sexuels - que ce soit hors du mariage ou dans le mariage - l’aurait précipitée du côté de la prostitution. Et pourtant l’analyse de Zelizer montre bien la présence de véritables transactions économiques, appelées et marquées de façon différente (et, en plus, traitées différemment dans les procès civils) dans toutes les formes de relation personnelle. »
« Un rapport de pouvoir ? Si une personne - ou mieux une classe entière de personnes - n’a pas droit à sa propre sexualité, si elle est destinée dès sa naissance à entrer dans un rapport où elle devient dépendante d’une autre personne et en échange de l’entretien et d’une position de légitimité sociale elle doit donner des services sexuels, domestiques, reproductifs, quand elle entre en plus dans ce rapport de façon non contractuelle, c’est-à-dire que ses services ne font pas l'objet d'un contrat qui en définit la mesure, ils ne sont donc en aucune manière quantifiés, quand en plus il y a, et il y a eu, la possibilité souvent mise en acte de la contraindre par la violence à fournir ces services, je pense qu’on peut parler sans hésiter d’un rapport de pouvoir. »
« Les femmes sont affectées au service sexuel des hommes que ce soit dans le cadre du mariage ou d’autres formes de relation : l’échange économico-sexuel couvre l’ensemble des relations. »
« Ainsi le service sexuel est donné aux hommes par les femmes. Et quand les ethnologues parlent du paiement, de cadeaux, de compensations pour la sexualité, ils ne se demandent pas pourquoi cela ne fonctionne que dans un sens. On ne se pose pas cette question. Le service ce sont les femmes qui le donnent, la compensation, ce sont les hommes. Un point, c'est tout. C’est comme ça que les sociétés sont organisées. »
« Je ne partage aucunement une vision différentialiste, la vision selon laquelle « par nature » les hommes auraient plus besoin de sexualité que les femmes et les femmes tendraient à une sexualité plutôt de relation, etc. C’est une idéologie qui sert à justifier la domination, entre autres, sexuelle des hommes : ils auraient « naturellement » plus besoin de sexe que les femmes. Donc les femmes doivent le leur donner. C’est une idéologie que entre autres est acceptée par une partie des femmes comme le montre l’enquête récente sur la sexualité en France (Bajos, Ferrand, Andro, 2008) : « la naturalisation des besoins sexuels masculins établit leur caractère irrépressible et justifie pour les femmes [...] l’enjeu d’y répondre pour conforter la relation ». Ce qui tend à rendre acceptable et on peut dire « normal » le fait de subir une sexualité imposée. Et statistiquement les femmes qui « considèrent que les hommes ont par nature plus de besoins sexuels que les femmes, reconnaissent accepter davantage des rapports sans en avoir envie ». Il me semble aussi que ça permet aux femmes d’accepter les différences économiques et de pouvoir (et l’échange économico-sexuel). Une idéologie qui fonde la différence dans la nature est bien pratique pour les dominants. »
« Les femmes, c’est vrai, peuvent essayer de [résister, ou résistent]. Et parfois on voit que la lutte est d’imposer une mesure et un contrat explicites à ce qui est donné sans contrat ni mesure. Ce qui peut être le cas, ou parfois un des aspects, du sex work(j’en parle dans ce sens dans « Les dents de la prostituée »). Aussi du sex worken tant que « girl friends ». Les pratiques de résistance, on les voit dans bien des sociétés, y compris les sociétés occidentales. Décider de gagner de l’argent en vendant des services sexuels, en fait, c’est une résistance possible à une organisation sociale qui ne donne pas les mêmes droits dans la vie, ni les mêmes possibilités de choix du travail. Je ne rappellerai que les mots de Pieke Bierman : « la position de la lesbienne et celle de la prostituée constituent les cris les plus violents élevés par les femmes contre la société sexiste. C'est un “non” à la sexualité obligée, un “non” à l'intégration obligée dans les rapports sociaux existants... Ce “non” tire sa force de ce qu'on prend quelque chose pour soi : les prostituées prennent de l'argent dans un commerce sexuel qui normalement s'effectue sans argent. Leur cri vaut à lui seul tout un discours... » (Tatafiore, 1984). »