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10 mai 2011 2 10 /05 /mai /2011 08:26

  Je continue ici ce que j'ai commencé : l'évocation du texte d'Anne Koedt, Lesbianism and Feminism, qui date de 1971, dans lequel elle exprime certaines positions similaires à celles des Radicalesbians, et d'autres opposées.

 

Anne Koedt différencie clairement l'engagement dans un combat collectif (ce qu'elle qualifie de proprement politique), et le mode d'organisation de sa vie personnelle. Elle ne renie évidemment pas la revendication « le personnel est politique », mais met en garde contre ce qu'elle considère comme une mauvaise mobilisation de ce principe.


L'affirmation « le personnel est politique » fonctionne et doit fonctionner comme un outil d'émancipation. Elle a permis que des réalités comme « les rôles de sexe, la personnalité, l'organisation familiale, les tâches domestiques, la sexualité, le corps... », « qui jusqu'alors étai[ent] communément tenu[es] hors du politique », soient discutées, mises en questions, critiquées, et ce collectivement. « Il s'agit d'un travail d'historicisation et, partant, de politisation de l'espace privé, de l'intime, de l'individualité ; au sens où il réintroduit du politique, c'est-à-dire des rapports de pouvoir et donc du conflit, là où l'on s'en tenait aux normes naturelles ou morales, à la matière des corps, aux structures psychiques ou culturelles, aux choix individuels. » (Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, p.10).

Ce slogan qui prône la transformation du privé en politique n'a pas que des effets dans la sphère du savoir, mais aussi dans la conscience et la vie de chaque femme : « ce travail de conscientisation fait que le destin quotidien de chaque femme, la prétendue « condition féminine », est reconnue comme une expérience de l'oppression où je me reconnais moi-même comme « sujet de l'oppression ». En outre, le vécu singulier des femmes peut être re-signifié comme un vécu collectivement partagé : ce qui fonde doublement la possibilité même de la révolte, aux niveaux individuels et collectifs - « ce qui est résistible, n'est pas inévitable » (C. Delphy). » (ibid, pp.11-12)

 

Dépsychologiser et désindividualiser le vécu des femmes permet en particulier d'identifier et de lutter contre de multiples formes de violence. Ainsi voir dans le viol l'expression de la condition sociale et historique des femmes, du rapport politique entre les hommes et les femmes, et non plus un acte purement individuel, perpétré par un fou, un pervers ou un méchant, à l'encontre d'une femme qui-n'a-pas-eu-de-chance, donne des armes inédites pour lutter à la fois contre les actes de viol eux-mêmes et contre les séquelles des viols chez les victimes :

« Le 8 mars 1976, pour célébrer la Journée internationale de la femme, un « Tribunal international des crimes contre les femmes » se réunit à Bruxelles. […] Le problème du viol occupa dans les débats une place particulière. Les organisateurs de la conférence attirèrent l’attention sur ses implications politiques : « le viol apparaît clairement comme une tactique terroriste utilisée par certains hommes, qui sert à perpétuer le pouvoir de tous les hommes sur les femmes », concluait le rapport final. » (Histoire des femmes en Occident, tome 5 : XXe siècle, Yasmine Ergas, pp.689-690).


On peut considérer que la démarque engagée sur le blog Je vais bien, merci ! relève, elle aussi, de cette entreprise de désinvidualisation et déspychologisation, de transformation du vécu privé des femmes en réalité politique : ce que les femmes qui choisissent de recourir au droit d'avorter doivent affronter, la culpabilisation, l'humiliation, la maltraitance, la condition collective des femmes en rend compte, régie par des logiques sociales et des rapports de pouvoir. Éprouver la nature collective et politique de cette expérience donne des armes pour « aller bien », pour se libérer d'une part de l'oppression.


« Le personnel est politique », donc, est un slogan qui a été, est et doit rester un outil d'émancipation.


Il est néanmoins régulièrement dévoyé, écrit Anne Koedt, par des usages qui en font un outil de jugement, de sanction et finalement de contrôle de certaines femmes sur les autres : « We are all crawling out of feminity into a new sense of personhood. Only a woman herself may decide what her next step is going to be. » […] « Feminism is an offering, not a directive, and one therefore enters a woman's private life at her invitation only. »


Le mouvement féministe n'a pas vocation à délivrer des certificats de féminisme aux femmes, sur la base de l'examen de leur vie intime et de leur plus ou moins grande conformité à un certain nombre de critères, décrétés unilatéralement valoir comme « preuves » de leur engagement. Les vies des femmes ne sont pas la propriété politique du mouvement des femmes, écrit-t-elle. De tels jugements relèvent, ni plus ni moins, de stratégies de domination.

Une femme qui n'a jamais vécu ni désiré de relation lesbienne, par exemple, n'a donc pas moins le droit de s'affirmer féministe et de prendre la parole en tant que féministe qu'une femme qui s'identifie comme lesbienne. De même pour une femme mariée, de même pour une femme musulmane.


Et même, estime A. Koedt, une femme qui vit en couple lesbien peut se révéler moins féministe qu'une femme en couple hétérosexuel, car « a radical feminist is not just one who tries to live the good non-sexist life at home ; she is one who is workink politically in society to destroy the institutions of sexism. » Elle épingle, plus loin, « the false implication that to have no men in your personal life means you are therefore living the life of fighting for radical feminist change. »


Certes, « ne pas avoir d'homme dans sa vie privée » constitue pour une femme un acte de rébellion contre le système de genre, mais ne pas vouloir d'enfant ou vouloir devenir biochimiste le sont tout autant, note-t-elle. Et cela nous amène aux autres figures de la disparition de « la femme », aux autres « modes de sorties » (de la cage) évoquées par Pascale Molinier dans sa préface à Lauretis, ou par Bader dans son comm' ici.


Anne Koedt remarque qu'il y a d'autres raisons pour ne pas avoir couché ou vouloir coucher avec une femme que la haine de soi en tant que femme, même si elle reconnaît que ce motif est réel ; une femme peut, par exemple, vouloir tout simplement ne coucher avec personne (« a freedom women are granted even less often than the right to sleep with other women  »). A l'inverse, désirer faire l'amour avec une femme n'est pas nécessairement le gage de l'absence d'une telle haine de soi : prendre l'hypothétique place de l'homme dans une relation lesbienne peut signifier symboliquement s'éloigner du rôle de femme et « baiser les femmes pour ne pas en être une ».


Elle note en outre que le mouvement politique gay et lesbien n'a pas toujours été, historiquement (et n'est toujours pas aujourd'hui), nécessairement radical, mais s'accommode très bien de positions réformistes qui le font ressembler à un mouvement pour les droits civiques : de telles mouvances ne peuvent rejoindre le féminisme véritable, qui doit viser, pour elle, la destruction du système de genre. Être lesbienne, décidément... ne suffit pas .


Oui, reconnaît-elle, « se dire lesbienne » (pour reprendre le titre de Natacha Chetcuti), représente bel et bien une menace pour le système sexiste, mais ce n'est finalement qu'une part du combat pour le mettre à bas. Les actes individuels, quand bien même ils apparaissent comme une multitude d'actes de rébellion contre les rôles prescrits, restent, pour Anne Koedt, des moyens de s'accommoder de la vie dans une société sexiste, s'ils ne sont pas compris politiquement et pris comme enjeux et objets de luttes collectives.


En définitive, vivre féministement... ne suffit pas.

 

en-lutte.jpg

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4 mai 2011 3 04 /05 /mai /2011 17:24

  Après le manifeste des Radicalesbians prônant le lesbianisme comme expression et manifestation par excellence du féminisme, Diane Lamoureux analyse un texte d'Anne Koedt, « Lesbianism and Feminism ». Je n'ai pas trouvé cette partie transparente comme de l'eau de source descendant de la montagne de glace, aussi suis-je allée lire de moi-même le texte de Koedt, disponible en ligne ici, pour essayer d'éclairer les dires de Lamoureux. Ce texte est vraiment intéressant, important, il me semble, avec des passages susceptibles de nourrir la réflexion sur plusieurs questions du mouvement féministe – comme celle de ses droits à porter des jugements sur les choix et la vie des femmes (concrètes).

J'aurai besoin de deux posts, celui-ci et le suivant, pour tenter d'en rendre compte...

 

Anne Koedt est une militante féministe états-unienne ; elle a fondé en 1969 les New York Radical Feminists avec Shulamith Firestone, et est surtout célèbre pour son article sur « le mythe de l'orgasme vaginal » (1970).

 

Son texte « Lesbianism and Feminism » peut apporter de l'eau au moulin de nos méditations (cf. article précédent & comm') car elle y présente plusieurs arguments contre la thèse du lesbianisme comme fer de lance du féminisme et des lesbiennes comme avant-garde du mouvement féministe. Les objections qu'elle formule se rapportent toutes plus ou moins à une réflexion centrale, touchant aux liens entre personnel et politique. Ses prises de position sur ce domaine nous ramènent à des questions fondamentales, qui concernent directement nos vies, nos valeurs, nos engagements, et ce que militer veut dire : quelle place nos convictions politiques peuvent-elles et doivent-elles occuper dans la façon dont nous organisons nos vies ? dans l'intimité de notre construction psychique, émotionnelle et affective ? qu'est-ce que lutter politiquement ? Au-delà, le texte d'Anne Koedt attire l'attention sur les rapports de pouvoir au sein des mouvements militants eux-mêmes, sur les dynamiques d'exclusion et la distribution unilatérale du droit de se dire engagé.e, militant.e, « libéré.e », sur la prétention de certains et certaines à contrôler la vie des autres.


Mettre en miroir le texte d'Anne Koedt avec celui des Radicalesbians, en les opposant comme je le fais ici, est artificiel et un peu fallacieux ; A. Koedt ne prétendait nullement répondre précisément aux militantes de la Lavender Menace en écrivant cet article. « The woman identified woman » a été prononcé par les Radicalesbians dans un contexte bien particulier, qui est celui de l'occultation voire du rejet de la problématique lesbienne et des personnes lesbiennes dans le mouvement féministe. La voix qui s'est élevée ce jour-là dans l'auditorium de la deuxième conférence pour l'Union des femmes était une voix niée, dominée, minorée. Et le discours prononcé, aussi (même si pas seulement), un discours de fierté.


Les arguments d'A. Koedt doivent être saisis dans un contexte qui peut être tout différent. Et ce qui définit en premier lieu ce « contexte », c'est l'organisation du pouvoir en son sein. Dans le cas des Radicalesbians devant la NOW, les lesbiennes sont, face à la grande majorité de ces féministes, plutôt réformistes, et assurément hétérosexuelles, en position d'être dominées. Dans la situation de discours où se place Anne Koedt, des femmes lesbiennes énoncent « la bonne voie » du féminisme, l'imposent comme seule possible aux autres femmes, et nient même aux femmes hétérosexuelles le droit de se dire pleinement féministes :


« If you are a feminist who is not sleeping with a woman you may risk hearing any of the following accusations: “You’re oppressing me if you don’t sleep with women”; “You’re not a radical feminist if you don’t sleep with women”; or “You don’t love women if you don’t sleep with them.” I have even seen a woman’s argument about an entirely different aspect of feminism be dismissed by some lesbians because she was not having sexual relations with women. »


(Je reconnais que ça peut paraître un peu gros dans le contexte général de lesbophobie et d'évidence non questionnée de l'hétérosexualité... Mais bon, A.K. fait référence, ici, à des mondes militants, qui ont leurs équivalents aujourd'hui encore, et le lesbianisme peut être remplacé par d'autres modes de vie, d'identification et de présentation, qui fonctionnent comme des « certificats de féminisme authentique » (l'auteure en énumère d'ailleurs elle-même un certain nombre dans son texte : ne pas s'habiller sexy, ne pas être mariée, ne pas vouloir d'enfants, etc.) On peut ainsi comprendre ce passage (également) de la façon suivante : « Si vous êtes une féministe mariée / une féministe qui porte une mini-jupe et un décolleté / une féministe qui croit en Dieu (etc.), vous risquez d'entendre ce genre d'accusations... ».)

 

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28 avril 2011 4 28 /04 /avril /2011 11:18

  Je suis revenue. Toutes mes confuses pour cette si longue absence. Je risque néanmoins de redisparaître, dans les semaines qui viennent... Je laisserai alors la méduse sous votre bonne garde – je vous fais toute confiance pour prendre soin de mon animal .

 

Pour mon retour discret, je vous propose quelques notes, griffonnées à partir d'un article de Diane Lamoureux disponible en ligne ici, sous le titre « Reno(r/m)mer la lesbienne ou quand les lesbiennes étaient féministes ». Un article publié au printemps 2009 dans la revue Genre sexualité et société - par ailleurs une belle mine de textes à défricher.

lavender-menace.jpgCet article traite des liens entre féminisme et lesbianisme, et plus particulièrement de la façon dont ces liens ont été théorisés par des figures de la seconde vague du féminisme états-unien. Les questions liées au corps et à la sexualité ont été au cœur des réflexions de la deuxième vague (à partir de la fin des années 1960) ; les féministes de la première vague (à partir de la fin du XIXe siècle) étaient elles bien plus préoccupées par l'égalité en droit des hommes et des femmes et la réforme des institutions.


Diane Lamoureux, professeure de sciences politiques à l'université de Laval, examine ainsi trois textes, trois voix du féminisme : un texte des Radicalesbians, un texte d'Anne Kodt, et un texte d'Adrienne Rich.


Dans les années 1970 le féminisme états-unien avait certes abandonné « la femme » au profit « des femmes », mais postulait encore une immédiate sororité due à leur oppression commune. Le paradigme dominant dans le féminisme de cette époque est le « standpoint feminism », qui met l'accent sur l'unité des femmes (tandis que le féminisme dit de la troisième vague insiste sur les différences entre femmes). La question lesbienne, en particulier, a fondamentalement été abordée par la deuxième vague sous l'angle du féminin ; cette boutade attribué à Ti-Grace Atkinson l'illustre à merveille : « Le féminisme c'est la théorie, le lesbianisme c'est la pratique. »

Les Radicalesbians sont un collectif de femmes lesbiennes états-uniennes fondé au printemps 1970 (qui se nomma d'abord « Lavender Menace » avant de prendre le nom de « Radicalesbians »). D'après Lindsay Branson sur le site de OutHistory, il faut voir dans la création de ce groupe militant deux origines : d'une part la lutte de femmes au sein du mouvement homosexuel, d'autre part celle d'homosexuelles au sein du mouvement des femmes. Le premier combat se jouait au sein du Gay Liberation Front, créé un mois après les révoltes de Stonewall, et se cristallisa, au printemps 1970, sur la question d'organiser des séances de danse réservées aux femmes. Ces soirées déclenchèrent de fortes oppositions dans les rangs des hommes homosexuels du GLF et certaines figures importantes comme Jerry Hoose and Michael Lavery quittèrent même l'organisation. Le second combat mettait aux prises ces femmes homosexuelles avec les membres de la National Organization for Women présidée par Betty Friedan, qui voyait dans les revendications des lesbiennes une « menace lavande » (« lavender menace »). Lors de la soirée d'ouverture de la seconde conférence pour l'Union des femmes, au mois de mai de cette même année, les lumières furent subitement éteintes ; les 400 féministes présentes dans l'auditorium purent découvrir, quand elle furent rallumées, une vingtaines de femmes portant des tee-shirts mauves « lavender menace », brandissant des pancartes (« Take a lesbian to lunch », « superdyke loves you », « the women's liberation movement is a lesbian plot »), qui leur lurent un texte intitulé « the Woman Identified Woman ». C'est sur ce texte que se penche Diane Lamoureux.

 


Pour les Radicalesbians en 1970, une lesbienne, c'est d'abord une femme. Cette identification volontariste des lesbiennes aux femmes ("the woman identified woman") est pensée comme une pratique critique du patriarcat et de sa dévalorisation du féminin.


Une femme, ensuite, qui refuse, qui est en résistance, en guerre, comme l'exprime la première phrase de ce manifeste, restée célèbre : « une lesbienne, c'est la rage de toutes les femmes condensée jusqu'au point d'explosion. »

Le lesbianisme est ainsi directement relié à la lutte féministe. Se soustrayant à la relation amoureuse et domestique woman-identified-woman.jpegavec un homme, la femme lesbienne se définit en dehors de sa relation à un homme ou aux hommes (ce qui faisait dire à Wittig que les lesbiennes n'étaient pas des femmes, la femme n'existant que dans sa relation hétérosexiste à l'homme). Le terme « lesbienne » en tant qu'insulte, expliquent les Radicalesbians, est balancé aux féministes parce qu'elles cherchent à (re)centrer les femmes sur elles-mêmes et sur leurs propres besoins, plutôt que de les mettre au service des hommes : il sert à rappeler que dans une société sexiste, « femmes et personnes sont des oxymores ». La véritable force révolutionnaire naît de relations entre les femmes non médiatisées par des hommes. Cette idée de médiation obligatoire par le masculin et la classe des hommes, en tant qu'outil essentiel de l'oppression des femmes, est développée par Nicole-Claude Mathieu dans son Anatomie politique : les hommes jouent comme un « objet interposé dans [la] conscience » des femmes (p.165) ; « l'envahissement du conscient et de l'inconscient des femmes par leur situation objective de dépendance aux hommes et le type de structuration du moi qui en découle » (p.171) est l'un des leviers de l'oppression.


« Jusqu'à ce que les femmes voient dans d'autres femmes la possibilité d'un attachement fondamental qui inclut l'amour sexuel, elles se dénieront l'amour et la valeur qu'elles accordent spontanément aux hommes, confirmant ainsi leur statut subalterne », énonce le texte des Radicalesbians.


C'est parce que les relations avec d'autres femmes les renvoient à leur propre oppression et à leur propre haine d'elles-mêmes qu'une grande partie des féministes témoignent tant de réticences vis-à-vis du lesbianisme. A l'inverse, nouer une relation d'amour avec une femme c'est déjà s'émanciper, car outre que cela signifie se passer d'un homme et des hommes, soustraire son corps aux désirs masculins (n'être plus concernée), c'est aimer ce qu'on nous a appris à mépriser, reconnaître la valeur du groupe des femmes, dont on est – restaurer son amour de soi, surmonter le décentrement et l'aliénation.


Dans la suite... ben la suite (sous la houlette d'Anne Koedt & Adrienne Rich).

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7 mars 2010 7 07 /03 /mars /2010 11:34

A l'occasion de la diffusion sur Pink TV de son documentaire, "Mutantes", Virginie Despentes était interviewée dans le numéro de décembre de Têtu :


http://www.tetu.com/actualites/culture/mutantes-la-nouvelle-revolution-feministe-par-virginie-despentes--16078


J'ai raté super raté le documentaire - et j'en suis bien contrite.

J'ai néanmoins pris bien du plaisir et de l'intérêt à la lecture de l'interview ; j'ai en particulier été interpelée ("hé !) par ce passage :


"Tu te dis pas «demain je pourrais être avec un mec»?


Non, même si tout est possible, mais je me le dis jamais. Je suis amoureuse et super à l'aise hors de l'hétérosexualité, cette possibilité d'en être sortie, c'était comme une libération, tu sais mais inattendue, comme Bruce Willis quand il est coincé dans un métro en flammes, il voit une sortie au loin, je me sentais vraiment comme ça, d'un coup, y a une lumière, car j'étais vraiment super mal, je me sentais plus du tout à l'aise dans l'identité « fille hétéro de 35 ans », l'avenir me semblait pas radieux. Ouais, je suis heureuse dans cette vie-là, je ne savais même pas avant que ça m'arrive que c'est au-delà de la sexualité. Ton regard sur toi-même est différent, quand t'ouvres le journal, quand t'allumes la télé, quand tu lis un livre, ton regard change sur tout, et c'est une vraie libération, parce que hétéro, c'est pas marrant. Mais je viens de là, et je peux pas les voir comme très loin. Elles en chient vachement, les filles hétéros. Or quand on est gouine, on est dans un bon espace de sexualité, d'amour, de désir, et il me semble bien de le dire."

 

(J'aime beaucoup Bruce Willis dans son métro en flammes.)

 

Etre homosexuel-lle, beaucoup pensent que c'est d'abord une question de sexualité, de pratiques sexuelles ( = on couche avec... des hommes / des femmes). (Peut-être parce qu'il y a "sexuel" dans le mot ?... les plus conservateurs / à-la-ramasse glissent vite de là à l'obsédé-e sexuel-le : on peut pas prendre une douche avec un homosexuel sans se faire forcément violer / sans qu'il bande / sans que forcément il éprouve du désir ; comme si l'homosexuel avait par nature envie de coucher avec l'ensemble de l'humanité de sexe masculin (idem pour les filles)).


Etre homosexuel-le, dans une conception un petit peu plus large, c'est aussi tomber amoureux de (hommes / femmes), et encore : vivre en couple avec (des femmes / des hommes).
Certaines personnes homosexuelles le vivent très certainement juste comme ça ; comme quelque chose qui a trait à leur désir, à leur sexualité, à leurs sentiments amoureux, et à leur vie de couple - et c'est tout.

Pas comme quelque chose qui les définit  dans d'autres dimensions de leur personne et de leur vie.

Je trouve intéressant ce que dit Virginie Despentes : "Ton regard sur toi-même est différent, quand t'ouvres le journal, quand t'allumes la télé, quand tu lis un livre, ton regard change sur tout".
Pour elle en tout cas, ce n'est pas juste ça : "il se trouve que la personne avec qui elle est en couple actuellement est une femme, et pas un homme, et pour le reste le monde est le même, et elle dedans, aussi..."


Le fait qu'elle soit en couple avec une femme change sa place dans le monde. "Son regard sur elle-même".
Sa façon de se reconnaître ou non dans certaines représentations, de se sentir concernée, ou non.

 

Son sentiment qu'on parle d'elle, ou pas.


Ca m'a fait penser à ce qu'écrit Monique Wittig dans "La pensée straight" :

"[...] le lesbianisme pour le moment nous fournit la seule forme sociale dans laquelle nous puissions vivre libres. De plus, "lesbienne" est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) N'EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement."

(La pensée straight, p.52)


J'avais à la fois compris et pas compris. Certes, la lesbienne, dans sa vie de couple, sa vie amoureuse, sa vie domestique, se soustrait au sexage. (Comme la célibataire, la veuve non-remariée, la "courtisane", etc. - avec les sanctions sociales qui accompagnent chacun de ces échappatoires.)
En cela, c'est une esclave marron.


Mais une lesbienne ne reste-t-elle pas une femme, à sa place dans le système de domination hétérosexiste, dans tous les autres aspects de sa vie ? N'est-elle pas moins payée que les hommes, ne subit-elle pas discriminations et harcèlement au travail, se s'expose-t-elle pas aux interpellations et agressions dans l'espace public (agressions à caractère sexiste, et pas seulement homophobe), sa liberté de circulation, la nuit en particulier, n'est-elle pas moindre que celle des hommes, etc. ?


Si bien sûr. Mais ce sur quoi V. Despentes m'a ouvert les yeux, c'est que le fait de vivre comme lesbienne / de se vivre comme lesbienne change la place que l'on occupe dans le système de représentations.

Pour soi surtout, pour les autres aussi.


"Quand t'ouvres le journal, quand t'allumes la télé, quand tu lis un livre", tu tombes en permanence sur des femmes et des hommes, en énorme majorité hétérosexuels, ou en tout cas par défaut hétérosexuels, pris dans le réseau de relations hétérosexistes –

La charge hétérosexiste présente en permanence partout, autour de nous, dans tout - tout ce qui nous entoure : la radio, les affiches de pub dans le métro, les gratuits dont on nous submerge, les unes des magazines sur les kiosques, est toujours là, on est toujours plongé dedans, mais finalement, elle ne nous concerne plus - ce n'est plus de nous dont elle parle, car nous sommes hors-jeu : on a cessé de jouer à ce jeu-là, on est ailleurs.


La charge a perdu de son pouvoir, sa violence s'est dégonflée, comme une baudruche.


"Tout ça ne parle pas de nous" : finalement c'est encore beaucoup plus efficace que les armes que notre cerveau a consciencieusement construites pour contrer ces messages touffus qui nous parviennent en permanence, de partout ("sois belle", "plais", "sois belle pour plaire", "fais-toi violence pour plaire aux hommes", "mets-toi à disposition des hommes", "épanouis-toi en séduisant", "sois au service", "sois au service des hommes et des enfants", etc.) (Armes féministes et théoriques, armes construites via le travail de conscientisation.)


Les "messages" contradictoires, confus et violents qui nous assaillent en permanence ont un impact sur nous car nous savons que c'est aussi de nous qu'on parle (un peu comme dans ces assertions : "Adresser une injure sexiste publique à une femme, c'est insulter toutes les femmes" (manifeste des Chiennes de garde)). Regarder d'un oeil vide une pub sur laquelle une femme en mini-jupe s'appuie suggestivement sur la grosse voiture qu'il s'agit de vendre à des hommes, et se dire "les pauvres quand même elles en chient vachement" réduit considérablement la violence du message.


(Bien sûr, je ne parle là que des "messages" du monde, qui ne nous sont pas adressés explicitement ; il en va tout autrement de "messages" plus explicites du genre "vous êtes charmante mademoiselle", "tu me suces salope", ou encore d'une grande baffe dans la gueule ou d'un viol.)

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Présentation

Où êtes-vous ?

Chez la méduse. Glânez comme bon vous semblera.
Vous trouverez ici de petits comptes-rendus de bouquins que j'ai lus (plus souvent de passages / chapitres), ou (plus rarement) de cours / séminaires / conférences auxquels j'ai assisté. (Je veillerai à user les citations avec modération, si !)
Ces petits topos seront situés : c'est moi qui parle, j'écrirai donc ce que j'ai compris / pas compris, ce que j'ai aimé, ce qui m'a intéressé, ce avec quoi je suis en désaccord, etc. Les réactions sont très bienvenues. Vous y trouverez aussi épisodiquement des récits - de choses vues, entendues, autour de moi.
Thèmes abordés chez la méduse : féminisme, théorie féministe, genre - militantisme, sciences sociales, racisme aussi (... etc.?)
Pour quelques explications sur la méduse qui change en pierre et vaque à son tas, vous trouverez un topo ici. D'avance merci pour vos lectures.

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