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3 avril 2012 2 03 /04 /avril /2012 21:23

Je continue ici le résumé/ compte-rendu commencé là, de l'intervention de Gabriell Galli à laquelle j'ai assisté en février dernier. Après avoir évoqué la place du genre et de la sexualité dans le nationalisme d'hier, principalement dans la conquête et les régimes coloniaux, dans la deuxième partie de son intervention il centre son regard sur les temps présents.

 

  Pour commencer Gabriell G. nous rappelle qu'il faut se méfier d'une vision de l'histoire linéaire selon laquelle l'Europe serait allée de façon continue vers plus de progressisme et de tolérance vis-à-vis des homosexuel.le.s. Les années 1930 marquent par exemple un tournant répressif : on jouissait de plus de liberté en 1920 qu'en 1935.

Depuis les années 1970, on assiste à un mouvement de politisation et de plus grande visibilité des organisations LGBT. Cette visibilité reste néanmoins asymétrique (les lesbiennes sont moins visibles), et concerne certaines classes sociales bien particulières : les classes moyennes blanches, cultivées, urbaines, à fort capital économique. Parallèlement, il devient moins légitime de dénoncer directement et explicitement l'homosexualité : le langage homophobe doit être masqué. De la même façon qu'on dit « mais je ne suis pas raciste », on dit à présent « mais je ne suis pas homophobe » : il faut afficher publiquement sa distance vis-à-vis de ce qui est communément reconnu comme un mal, ce qui, bien sûr, comme dans le cas du racisme, n'empêche nullement les modes de pensées, les actes et les paroles (moins explicitement et évidemment) homophobes.

 

  Eric Fassin a contribué à mettre en évidence cette évolution et la place nouvelle qu'occupe l'homosexualité dans les discours publics ; il a forgé pour les penser le concept de "démocratie sexuelle", qu'il définit comme « une conception lisse de la féminité à laquelle tend à s’adjoindre une conception lisse de l’homosexualité ».

 

Dorénavant, énonce Gabriell Galli, les homophobes sont Africains : le combat contre l'homophobie s'internationalise et se voit pris dans les rapports Nord/Sud.

Une forme neuve du discours ancien sur l'absence d'homosexuels en Afrique se fait jour : on dit à présent qu'il n'y a pas d'homos en Afrique parce que ce n'est pas possible de l'être – il y a trop d'homophobie. (De naturellement sans homosexualité, l'Afrique est devenue homophobe.) L'Europe à l'inverse est culturellement homophile ; c'est la civilisation européenne dans son ensemble qui est homophile.

 

L'important, explique G. Galli, est de chercher à comprendre les enjeux de la frontière entre pays homophobes et pays homophiles : qui a intérêt à construire, à maintenir et à diffuser cette conception de l'Afrique comme continent homophobe ?

La question homosexuelle est utilisée de façon stratégique par les élites.

 

Aujourd'hui à la différence du XIXe siècle, l'Autre, non-occidental, non-blanc, n'est plus seulement chez lui, il est aussi chez nous : on n'est plus dans une logique de conquête mais dans une volonté de défense de son chez-soi.

 

L'homonationalisme sert précisément cette stratégie de défense de son canapé perso : on impose aux personnes désirant immigrer dans des pays européens de véritables tests de civilisation, dans lesquels la question homosexuelle figure à côté de la question féminine. Ainsi en Allemagne, dans le Bade-Wurtemberg, les candidat.e.s à l'immigration doivent répondre à des questions comme : que faites-vous si votre fils est homosexuel ? Cette question (à côté d'autres comme "laissez-vous votre femme aller chez un médecin homme ? les auteurs des attentats du 11 septembre étaient-ils à vos yeux des terroristes ou des combattants de la liberté ?) fait partie du Muslim Test (test pour musulmans) ; elle suppose par ailleurs que tous les citoyens et citoyennes déjà allemand.e.s sautent de joie à l'annonce de l'homosexualité de leur fils. Aux pays-Bas, continue Gabriell G., le pack de préparation au "test d'intégration civique" comprenait jusque récemment un DVD montrant des scènes de flirt entre deux hommes.

 

En 2010, Judith Butler refuse le prix du courage civil décerné par la marche des fiertés berlinoise. Elle veut en effet que ce prix soit décerné à une association LGBT turque ou noire, et le dit haut et fort ; la marche des fiertés est, elle, dominée par des blanc.he.s. Cet événement est souvent présenté comme l'année zéro de la lutte contre l'homonationalisme, car il a été assez fortement médiatisé - Judith Butler faisant figure de star dans le milieu. En réalité, cette lutte a commencé bien avant – plus loin des spots des projecteurs...

 

coq.jpgEn France l'année 2011 est marquée par « l'affaire du coq » : une affiche du centre LGBT pour la marche des fiertés aux coloris rappelant fortement le bleu/blanc/rouge et arborant un coq, avec le slogan « En 2011 je marche en 2012 je vote » fait vivement polémique. Ce sont principalement les Lesbiennes of Color (groupe doublement non mixte : qui ne rassemble que des femmes lesbiennes non blanches) et les Homosexuels Musulmans de France qui prennent la parole. La présidente du centre LGBT répond à leurs critiques dans une lettre qu'elle intitule « les ayatollahs de l'intérieur » (on appréciera le choix de l'insulte), et dans laquelle elle évoque l' « ultra-communautarisme » des personnes qui dénoncent le racisme de cette affiche. Selon elle les LOC et les HMF font le lit des extrêmes et méprisent l'idéal républicain. Ainsi parler du racisme, c'est communautariste, résume Gabriell Galli.

Les Lesbiennes of Color répondent à cette lettre dans le texte « Ni coq gaulois, ni poule pondeuse » dans lequel elle dénoncent l'ethnocentrisme des luttes gays.

 

En février dernier Didier Lestrade (cofondateur d'Act-up et de Têtu) a sorti un livre intitulé Pourquoi les gays sont passés à droite  dans lequel il est beaucoup question d'homonationalisme.

 

Gabriell G. note qu'il n'existe pas de politique d'État qui utilise l'anti-racisme contre les gays, tandis que l'inverse est vrai.

La question qu'il faut se poser, insiste-t-il, est celle des stratégies et du pouvoir : qui utilise l'homophobie / la cause LGBT, et pour quoi faire ? L'Europe fait de plus en plus entrer le gay blanc dans son projet national.

 

Et aussi : on ne peut pas comprendre les stratégies mises en place par les personnes quand on ne connaît pas les situations concrètes de vie. (Faudrait mettre cette phrase en gras énorme capital sur les murs de toutes les assocs féministes...)

 

Voili voilou, je finis en disant un grand MERCI à Gabriell Galli pour cette intervention qui était vraiment très très forte :)

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24 mars 2012 6 24 /03 /mars /2012 21:21

  (Je n'ai pas du tout fini d'écrire toutes les choses que j'aurais aimé écrire au sujet de cet article de Laura Alexandra Harris – mais le syndrôme du pas-de-temps et un océan de flemme ont eu raison de mes motivations, je jette la spontex pour l'instant... puis j'ai vraiment envie de vous parler de la suite.)

 

                                                            * * * * * *

 

Le 8 février dernier je suis allée assister à une intervention de Gabriell Galli à l'Ehess, dans le séminaire de Gianfranco Rebucini, « introduction à l'anthropologie du genre ». Ça s'appelait « Nationalismes sexuels, homonationalisme : genre, race et sexualité dans la construction des nations », et c'était vachement bien (voire plus). Je m'en vais vous raconter tout ça ci-dessous.

 

(Comme chaque fois que je compte-rendise une intervention orale d'après mes notes, je m'excuse par avance pour les raccourcis, approximations, oublis, éventuelles erreurs et autres contre-sens ici ramassés... et vous pourrez considérer que chaque ligne pertinente et intéressante vient directement de lui, tandis que tout commentaire flou et incongru vient de moi sans détour )

 

Gabriell Galli commence par une petite intro sur le concept de nation, rappelant qu'il nous vient tout droit du XIXe siècle et que les écrits d'Ernest Renan et d'Eric Hobsbawm font mouche sur le sujet. Il cite également Ernest Gellner, pour qui le nationalisme est la justification religieuse et civile de l'État : il s'agit de justifier un pouvoir central en créant une mythologie nationale. Il rappelle que toute nation implique une définition de soi par rapport aux autres, et que tout ce qui unit sépare, des autres réels ou fantasmés.

 

Riva Kastoryano a forgé le concept de nationalisme transnational, qui s'applique par exemple à merveille au cas européen d'aujourd'hui. Pour Gabriell Galli, cette notion de nationalisme transnational permet également d'analyser l'entreprise de la conquête coloniale au XIXe siècle, et ce bien que les différentes nations colonisatrices aient alors été en concurrence les unes avec les autres, car on trouve en permanence, dans les textes de l'époque, des formulations comme « nous, Européens... » Elsa Dorlin l'a bien montré dans La Matrice de la race : par ce « nous, les Européens », les colons s'opposent aux « Africains », c'est-à-dire, dans leur bouche, aux Africains noirs. La conquête coloniale a ainsi donné une unité à l'Europe.

 

homonaDans l'enseignement dispensé en France dans les collèges et lycées comme dans les universités, on sépare « l'histoire de France » (c'est-à-dire de la métropole) de « l'histoire de la colonisation » (l'histoire de l'empire). Une critique fréquente des historien.ne.s des États-Unis porte sur le caractère factice de cette séparation : vous parlez de deux choses différentes, dit par exemple Ann Laura Stoler, comme si le colonialisme n'expliquait pas qui vous êtes... Ces « deux histoires » doivent être pensées ensemble : s'agit bien d'une seule et même histoire.

 

Pour construire ce « nous Européens » contre les Africains, ce sont des catégories de genre et de sexualité qui sont utilisées.

G. Galli définit le nationalisme sexuel comme le processus par lequel des élites utilisent des catégories sexuelles pour construire une mythologie nationale – bel exemple, la façon dont « nous, les Européens » sommes censés tendre de tout temps vers une plus grande liberté de mœurs.

 

C'est Jaspir Puar qui invente le mot d' « homonationalisme » (et le concept qui va avec). Elle parle alors des États-Unis, et vise le discours selon lequel le progressisme LGBT serait proprement états-unien par opposition au conservatisme – voire au caractère arriéré – des musulmans (terroristes, intégristes, fondamentalistes, etc.)

 

George L. Mosse a écrit une histoire de la masculinité en Europe ; il montre comment l'idéal masculin moderne qui apparaît à la fin du XVIIIe siècle en Europe, fondé sur le triptyque harmonie proportion contrôle, est lié au nationalisme européen. Les nations européennes incarnent un idéal viril, et la métaphore hétérosexuelle genrée sert à penser la colonisation : avec un pôle actif et un pôle passif, un pénétrant et un pénétré. L'Europe figure le corps viril, et l'Afrique la terre à pénétrer.

 

La première guerre mondiale coïncide avec un nouveau pic de nationalisme (les idées d'honneur et de sacrifice sont fortement valorisées) ; des résistances se font néanmoins jour, autour des mouvements féministes et ouvriers à l'extrême-gauche. Ces résistances sont pensées par leurs adversaires comme des modes d'efféminement.


indigg-copie-1.jpg

Dans son ouvrage La Matrice de la race, Elsa Dorlin examine la façon dont les Européens parlent de la sexualité des Africains, et met en évidence le mécanisme par lequel les catégories de race sont formées à partir des catégories de sexe forgées en Europe.

Elle analyse en particulier les écrits de François Bernier en 1684, qui fournissent un parfait exemple de descriptions racialisées mettant en jeu le genre et la sexualité. Elle identifie trois points centraux dans ces descriptions :

- l'indistinction des caractères sexuels chez les Africains, interprété comme un signe d'infériorité : les hommes n'ont pas vraiment plus de poils que leurs femmes ; les femmes sont viriles et agressives, leurs organes génitaux sont trop grands ;

- leur sexualité débridée qui les rapproche des animaux – déjà à l'époque, les colons considéraient qu'il était de leur devoir de sauver les femmes africaines des hommes africains et de leur bestialité (« to save brown women from brown men », selon la formule de Spivak) ;

- les femmes africaines sont débauchées, ce qui est mis en rapport avec leur trop grande virilité.

Gabriell Galli résume : il faut sauver les femmes de la sexualité bestiale africaine, mais en même temps, elles aussi sont perverties. Les Africains sont racialement invertis, les femmes sont trop viriles, les hommes trop efféminés, et l'hétérosexualité animale africaine est opposée à l'hétérosexualité conjugale européenne. 

 

Gabriell Galli en vient ensuite à la négation de l'homosexualité en Afrique de la part des Européens, s'appuyant pour cela sur les analyses de Marc Epprecht.

Selon l'idéologie qui prévaut en Europe au XIXe siècle et qu'étudie Epprecht, les Africains sont plongés dans la nature et régis par l'instinct, ils ne peuvent donc qu'être hétérosexuels. Les Européens « normaux », eux, ont accédé à la civilisation, qui contient la sexualité et la rend morale : ils pratiquent l'hétérosexualité conjugale. Quand la civilisation dévie, des Européens anormaux apparaissent : les homosexuels, qui sont civilisés mais pervertis. Ainsi les Africains ne peuvent pas être homosexuels, non pas en raison d'une quelconque moralité, vertu ou plus grande « normalité », mais simplement parce qu'ils sont trop loin de la civilisation pour cela. L'homosexuel est un déviant de l'intérieur, il est civilisé, il faut juste qu'on le soigne, tandis que l'Africain est en dehors de la civilisation. Il est hétérosexuel par instinct et ne connaît pas la relation conjugale.

G. Galli note que ce raisonnement a parfois été repris par certaines élites africaines dans des discours identitaires.

 

Et la suite dans le prochain épisode....

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17 juin 2011 5 17 /06 /juin /2011 17:34

  Oui, je sais, la méduse joue à cache-cache derrière son rocher en ce moment... A croire qu'elle hiberne en plein été. C'est juste que je préfère la laisser dormir tout son soûl et ouvrir un œil de temps en temps, plutôt que fermer carrément ce blog. Car, oui, ma tête (et pas mal du reste de mon corps...) sont occupés ailleurs, impossible pour moi de plonger entasser des pierres ces temps-ci – j'y arrive pas !

 

amphi-buffon.jpgUn petit mot malgré tout sur une journée d'études à laquelle j'ai assisté le premier avril dernier : une journée en hommage à Hélène Rouch, chercheuse décédée en 2009, qui se déroulait dans les locaux de Paris VII, et dont le programme est consultable ici.

 

Une journée super surréaliste pour moi, car je ne m'attendais pas du tout à y trouver ce à quoi je me suis heurtée. Faut dire, j'y allais un peu la bille dans la tête – jamais lu un article d'Hélène Rouch, une vague connaissance approximative de ses sujets de recherches ; mais je m'étais imaginée – en fait, j'étais persuadée – que ses travaux collaient comme la poisse au dos du monde à tout ce qui me préoccupe et me travaille : la remise en cause de l' « objectivité » et de la neutralité scientifique, la reconnaissance du caractère nécessairement politique des sciences, l'analyse de leurs effets en termes de rapport de pouvoir, l'emprise d'une certaine vision de la biologie, des discours naturalistes et de l'appel aux « faits » dans la construction des corps, et dans la construction du sexe.

 

Alors évidemment, quand l'une des intervenantes s'est targuée d'un « si le sexe est construit, ya plus qu'à aller se coucher », suscitant l'enthousiasme du public, j'ai eu bien du mal à cacher ma surprise, ma grande surprise, et, il faut le dire, une certaine dose d'agacement. Quand l'auditorium a résonné de phrases comme « la critique féministe n'est pas une bonne critique épistémologique », « je suis estomaquée quand j'entends que le sexe est construit », « ce qui réunit toutes les femmes c'est leur capacité à mettre au monde », « la différence des sexes est maintenue par la question de la génération », « il faut réconcilier égalité et différence », quand les personnes à la tribune se sont mises à s'intercongratuler, quand personne dans le public n'a bronché, j'ai pensé que je m'étais trompée d'endroit. Je ne pensais pas me rendre là où j'étais allée. (En fait, je ne comprenais pas où j'étais.)

 

Mes notes sur ces interventions fourmillent donc de gribouillages dans les marges - « n'importe quoi », « ça m'énerve ces arguments débiles », « j'ai faim ».

 

Ceci vaut pour la matinée ; les interventions et le public étaient sensiblement différents l'après-midi. J'aurais bien aimé, en fait, que certaines des personnes présentes l'après-midi le soient dès le matin, parce que j'imagine qu'elles auraient pu faire entendre une voix qui manquait diablement au milieu des rires entendus et des jugements emporte-pièce-de-petits-gâteaux. (Ilana Löwy, où étais-tu ?)

Le public était globalement plus nombreux et surtout beaucoup plus jeune l'après-midi ; j'y ai reconnu en particulier certains visages du master Genre, Politique et Sexualités de l'EHESS. M'est d'avis qu'ils auraient été dans l'ensemble plus réfractaires à l'ambiance du matin. (Le matin, on voyait surtout des femmes entre 45 et 65 ans ; beaucoup avaient l'air de se connaître – une petite clique de chercheuses aux premiers rangs.)

 

Les deux interventions qui m'ont le plus chiffonnée sont celles de Priscille Touraille et de Françoise Collin (qui se sont suivies – rien de mieux pour transformer mon désarroi en petite boule de rage rentrée). La séance était alors présidée par une psychanalyste, Martine Ménès – qui en bonne psychanalyste se roulait dans la réaffirmation du DEUX des copines, comme un épagneul breton dans la boue.

 

Ce qui m'a le plus énervée, je crois, dans l'intervention de Priscille Touraille, c'est ce jeu d'interactions avec l'auditoire. Le public (en tout cas, la partie qui se faisait entendre) poussait des soupirs de plaisir et de soulagement à chaque affirmation de sa part allant dans le sens d'un « rappel » du « réel », de la « réalité » du sexe, de la « dualité naturelle » (pardon pour la floraison de guillemets, je ne trouve pas d'autres biais pour exprimer ma distance). Quand j'y repense, c'est comme si toute une partie de l'auditoire s'était rendue à cette journée d'études le ventre un peu noué, avec une vague anxiété, à l'idée qu'elle allait entendre, qu'il allait lui falloir affronter cette idée violente et tellement dérangeante que « le sexe est construit » ; elles s'assoient, ça commence, elles écoutent, et finalement non ! Cette chercheuse, là, devant elle – et pourtant une toute jeune chercheuse, représentante de la nouvelle génération, venue après Joan Scott, après le genre, après Butler enfin ( !! ) leur confirme que oui, il y a bien deux sexes ! Qu'on ne peut pas dire n'importe quoi ! Qu'il faut arrêter de délirer deux minutes ! Aha, que le « réel » résiste, sacrebleu, et qu'on ne peut pas tout annuler avec une baguette magique, « comme le fait Butler » ! Forcément, les ventres se détendent, la petite boule d'angoisse s'en va, les langues se délient, aha on a eu chaud – elle est bien cette petite – bon, bon, finalement on est entre gens de raison et de bonne compagnie, il y a deux sexes, tout va bien, on peut continuer...

Je délire peut-être un peu, là, mais c'est comme ça que je relis, rétrospectivement, cette pluie de compliments, ces rires gais, détendus, et d'entre-soi, qui ont monté, progressivement, pendant et après l'intervention de Priscille Touraille. Comme si ça leur faisait vraiment du bien d'entendre ça.

 

En réalité, je ne veux pas parler de l'intervention de P. Touraille proprement dite. J'ai trouvé ça assez confus, j'ai manqué ses arguments, passés trop vite, trop transparents, ou peut-être dissimulés par le brouillard de stupéfaction qui commençait à monter dans ma tête. Ce que j'ai lu d'elle, plus tard, ailleurs, ne m'a pas tant rebutée ; j'ai parfois même trouvé cela vraiment intéressant.


C'est plus la réception de son discours qui retient mon attention ici, et tous ces autres discours qui l'ont entouré : des discours de rappel à la réalité.

 

« L'évidence », le « concret », « on voit bien » : ce recours au « réalisme » est censé briser net, ridiculiser tous les autres discours, qui eux construisent leurs objets, opèrent un détour par rapport au donné ; on hausse les épaules et balaie du revers de la main toutes ces « abstractions ». Ce geste s'accompagne bien d'une posture particulière, face au savoir, mais aussi et surtout face aux autres, face à l'auditoire – la posture séduisante du « on va arrêter de rigoler deux minutes et revenir aux choses sérieuses, quand même, on le sait tous bien qu'il y a deux sexes ». C'est le « cela-va-de-soi » de Monique Wittig, épanoui à l'échelle d'un auditorium.

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21 janvier 2011 5 21 /01 /janvier /2011 10:59

  Pascale Molinier attire notre attention sur le fait qu'il est compliqué de faire la distinction entre ce qui est vécu comme du harcèlement sexuel, et ce qui n'est pas vécu comme tel – alors qu'il s'agit souvent des mêmes situations. Les inquiétudes des personnes harcelées se focalisent en général moins sur les vieux messieurs que sur des fils ou des maris valides. Elle note par ailleurs qu'il y a beaucoup plus de débordements dans le secteur éducatif, avec les adolescents (handicapés mentaux en particulier), qu'avec les vieillards dans le secteur de l'assistance ; mais de cela on parle beaucoup moins, on l'étudie moins – c'est un sujet qui reste tabou.

 

Elle revient sur l'idée, développée par Anne Dussuet, de souplesse et de négociation du côté des femmes salariées : dans les entretiens qu'elle a menés, il apparaissait très clairement que les vieux messieurs harceleurs étaient très pénibles, que les salariées s'en plaignaient, mais qu'elles s'en servaient également. (Il ne faut néanmoins jamais perdre de vue que ces négociations avec les frontières du tolérable sont éminemment politiques et résultent de rapports de pouvoir ; leur issue dépend en grande partie de la position de la salariée : est-elle sans-papier ? A-t-elle été longtemps chômeuse ? RMIste ? Quel est son passé ? A-t-elle d'autres possibilités de ressources ? Des charges familiales ? Etc. Une salariée qui repousserait les avances de son employeur peut tout à fait être accusée de vol, par exemple, ce qui pourrait avoir des conséquences dramatiques pour certaines d'entre elles.)

Certaines salariées rencontrées par P.M. manifestaient une attitude compassionnelle à l'égard des harceleurs, rubens-charite.jpgtolérant des comportements hors norme, mettant en avant le fait que ces personnes étaient démunies, fragiles, désocialisées... Ces femmes voient en fait dans le monsieur harceleur, note Pascale Molinier, à la fois "un pauvre type" et un représentant du patriarcat – les deux se superposent. Elles cherchent alors une réponse qui tienne le compromis : « la sexualité des hommes est construite comme ça, et ça les rend exécrables, mais en même temps, ce sont de pauvres types malheureux ». Leurs jugements sont donc éminemment ambigus.

« C'est vrai qu'on a envie de les cogner ! » rigole Pascale M. Et cette colère transparaissait dans l'intervention d'Anne Dussuet... «... c'est vrai que quand ils sont handicapés on sait qu'on pourrait le faire assez facilement... » Et c'est pénible, car justement, leur dépendance empêche qu'on leur donne un gros coup de balai sur le coin de la figure –  les cogner, se venger : on ne peut pas traiter le harcèlement sexuel d'un homme dépendant de la même façon que celui d'un homme puissant.

 

Les salariées sous-estiment souvent la capacité qu'elles ont de stopper les actes de harcèlement de ces personnes, en montrant qu'elles ne sont pas des femmes vulnérables mais des femmes puissantes, note-t-elle ; elles s'en rendent compte avec l'expérience. « Il y a quelque chose à faire avant le recours à la loi », estime Pascale Molinier, et c'est « une question de posture » : "cela nous concerne toutes en tant que femmes, et a à voir avec ce que nous avons intériorisé de la toute-puissance et du risque de débordement de la sexualité masculine".

« Tant que la sexualité des hommes sera ce qu'elle est », énonce-t-elle, « ça résistera... » (i e, j'imagine : ils continueront à être, d'une certaine façon, exécrables, et nous aurons à composer avec ça.)

 

james_bond_11.jpgPascale Molinier essaie, dans l'ensemble du travail qu'elle mène actuellement, de déconstruire l'évidence du lien entre care et femmes, care et sentiments, qui va de pair avec une certaine vision irénique du care. Elle mentionne une recherche sur le travail d'hôtesses philippines employées dans des hôtels accueillant de nombreux cadres supérieurs japonais, "un peu bousculés par le libéralisme" ; ces jeunes femmes sont embauchées pour prodiguer à ces hommes une sorte de package de care, incluant écoute, attention, valorisation de l'autre, jeu sexuel et de séduction, et surjouent les codes de la soumission féminine. Cet exemple fait clairement apparaître l'imbrication entre rapport de classe et rapport de sexe, ainsi que le rôle central du care et du travail sexuel dans le soutien de l'ordre patriarcal. « Le care et le travail sexuel sont terriblement conservateurs », énonce Pascale Molinier, « et dans ce soutien, on est toutes partie prenante, à divers degrés, en particulier via le travail domestique ».

[ Je suis vertement confuse mais je n'avais pas réussi à saisir, ce lundi, le nom de la chercheuse ayant mené cette recherche, et ne suis pas parvenue à le retrouver sur le net ensuite... ]

 

Elle nous dit détester le concept de « besoin », et pas seulement pour la sexualité ; cette idée de mettre une personne en face de chaque « besoin » (que porte toute la stratégie de communication autour du secteur des « services à la personne », avec des slogans comme « les besoins des uns font les emplois des autres »), tend à dépolitiser les rapports de travail.

En réponse à une intervention sur la définition du care, lui demandant si, par exemple, la vulnérabilité de la ou des personnes que l'on soutient peut être un bon critère pour discriminer ce qui relève du care de ce qui n'en relève pas, Pascale Molinier explique qu'elle ne veut pas définir le care de cette façon restrictive : « nous sommes tous vulnérables », il ne sert à rien de classer les gens dans des catégories dites vulnérables, « les pauvres », « les toxicomanes », « les vieux », etc. : les cadres supérieurs japonais sont puissants parce que dorlottés, étayés ! Ils ont beaucoup de femmes à leur service, et cela participe au fait qu'ils sont moins vulnérables. Cet étayage par le care est invisible, et beaucoup plus fréquent pour les privilégiés.

 

« Nous sommes tous vulnérables, seulement le care est distribué de façon très inégalitaire ; les puissants sont beaucoup plus étayés, la vulnérabilité des puissants est beaucoup plus combattue. Le care renforce la puissance des puissants. »

Pour penser le care avec justesse, il faut parvenir à tenir ensemble la vulnérabilité générique de tous, lié au modèle psychologique de l'humain, et les vulnérabilités, les inégalités.

 

(J'ai vraiment apprécié ce dernier développement  ; elle est forte cette Pascale M...   !! ))

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17 janvier 2011 1 17 /01 /janvier /2011 18:20

  Pascale Molinier est très vive, elle parle vite, rit beaucoup ; sa pensée sort en bouffées de paroles et d'idées. (En réalité elle m'a bien plu ; je l'ai trouvé super rigolote, puis drôlement fine, efficace dans sa pensée, juste.)

 

Elle revient sur cette idée de « services sexuels » qui découleraient d'un « droit à la sexualité ». Cette proposition représente un réel danger pour les salariées de l'aide à domicile, et ce pour deux raisons : d'une part, leur légitimité en prend un coup, avec une telle revendication, lorsqu'elles protestent contre des actes de harcèlement sexuel, d'autre part l'intégration de ce nouveau « service » induit une redéfinition de « l'aide » qu'elles sont censées prodiguer, et qui peut dès lors intégrer tout besoin, toute demande, quelle qu'elle soit, à l'infini. Pour les personnes qui défendent l'idée de la légitimité de « services sexuels », l'abstinence est pensée comme une injustice sociale ; les personnes handicapées souffrent d'un stigmate qui les rend non désirables, et il revient à la société de corriger cette injustice.

 

jouval.jpgElle note qu'aux Pays-Bas par exemple, de tels services sont effectivement mis en place, et peuvent être remboursés par la Ziekenfonds, l'équivalent de notre Sécurité sociale. La photographe Frédérique Jouval a d'ailleurs fait un reportage photo sur ce sujet ; sa série de photos intitulée « soins d'amour » a été exposée pendant tout le mois d'octobre à la mairie du XIIIe arrondissement de Paris. On y voit aussi des femmes, recourant à ces services (avec des hommes : les « services » sont strictement hétérosexuels). En résonance avec cette exposition, un colloque a été organisé le 26 novembre dernier à la mairie de Paris sur le thème de la sexualité des personnes handicapées. Tout comme le manifeste paru dans l'Express, ce colloque a suscité des réactions : une lettre ouverte signée par de nombreuses personnalités et associations, et, par exemple, des prises de position sur le site du Féminin l'emporte ou dans la revue du Mouvement du Nid-France, Prostitution et Société (entre autres).

Une thèse est en cours en Suisse sur ce sujet : Lucie Nayak travaille depuis deux ans sur l' « analyse de la construction sociale des normes sexuelles à travers l’étude des pratiques et représentations de la vie sexuelle et affective des personnes désignées comme « handicapées mentales » (comparaison France – Suisse) » ; on peut lire ici une interview de cette chercheuse.

 

[ D'autres infos glanées au gré du net, sur ce sujet plein d'épines ; divers articles dans la presse (dans le Parisien, l'Express, la Tribune de Genève, ou Libération ici et ), un dossier avec pas mal d'infos et une courte vidéo d'interview d'un assistant sexuel (Bonjour docteur), ou encore une vidéo d'une dizaine de minutes sur le site suisse Assistancesexuelle – du grain à moudre pour vos neurones ! ]

 

Il faut être attentif au fait que l'expression « droit à la sexualité pour les personnes handicapées » ne vise pas nécessairement la mise de place de ce genre de « services » (y compris dans les textes et articles sur le sujet) : cela peut désigner le droit, bien légitime, pour les personnes (et adolescent.e.s) handicapées physiques et mentales, à une véritable éducation sexuelle, à la sécurité sexuelle (qui implique une information digne de ce nom sur les MST et les moyens de protection, ainsi que sur les moyens de contraception, et une protection contre les agressions), le droit à l'intimité, la possibilité de la mixité, le respect de l'orientation sexuelle, etc. C'est par exemple l'idée que l'on trouve développée dans ce texte sous le titre « droit à la sexualité pour les handicapés ».

 

Pascale Molinier se dit moins mitigée qu'Anne Dussuet quant à l'usage de l'expression « travail sexuel », tout en soulignant qu'il s'agit toujours beaucoup, dans les faits, de travail au profit des hommes (qu'ils soient hétérosexuels ou gays) : ce travail sexuel s'insère dans un système patriarcal, où la sexualité est organisée au profit des hommes les plus puissants. Mais la revendication de l'appellation « travail sexuel » par les personnes prostituées elles-mêmes a bien un sens : cette qualification comme travail ouvre la possibilité de codifier cette activité, de lui fixer des règles, des limites, dans l'intérêt évident des femmes et des hommes concerné.e.s.

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12 janvier 2011 3 12 /01 /janvier /2011 18:15

  Cette présentation d'Anne Dussuet m'a semblé à la fois vraiment intéressante, soulevant plein de questions et donnant plein d'infos, et en même temps... peut-être un peu confuse, ou non aboutie par moments. Peut-être un peu... « naïve », même si le mot est fort.

Je m'explique : la thèse centrale qu'elle défend, le fait que les règles de l'espace privé s'étendent dans le  domaine censément public du salariat, dans ce secteur particulier, tenu sous la loupe, du travail à domicile ou des « services à la personne », me paraît extrêmement importante et intéressante.


Mais il me semble qu'Anne Dussuet aurait gagné à faire entrer en résonance ce mouvement de dépolitisation du travail qu'elle observe dans ce secteur avec deux réalités sociales :

- d'une part, l'évolution plus globale du monde du travail et des entreprises dans notre société, qui va dans le sens d'une psychologisation des rapports de travail, d'une demande d'une plus grande implication émotionnelle, intime et affective des personnes, qui privilégie les lectures psychologiques et individuelles aux lectures politiques et collectives, où le « management », enfin, tend à remplacer les négociations collectives ;

- d'autre part, l'histoire des femmes au travail, et l'existence ancienne (depuis les années 1920) de couples comme celui de patron / secrétaire, régi de façon très claire par « les règles de l'espace privé », ou en tout cas par la règle de « l'entière mise à disposition des femmes » (y compris sexuelle).


En résumé, je trouve qu'Anne Dussuet accorde peut-être un peu trop de foi dans l'existence d'une barrière entre privé et public, personnel et professionnel, psychologique et politique – une barrière qu'elle suppose sans doute un peu trop étanche, à la fois aujourd'hui dans d'autres secteurs que celui des « services à la personne », et par le passé, dans une société salariale où ne s'était pas encore tant développé ce secteur de travail. Cette frontière est éminemment souhaitable ; la renforcer c'est augmenter la protection des travailleurs/euses, et les brèches profitent avant tout aux employeurs/dirigeants. Elle a toujours fait l'objet (ou été le résultat) de luttes. Selon moi, observer le secteur des services à la personne aujourd'hui, comme elle le fait, c'est étudier un terrain de luttes où la frontière tend à se troubler et s'effacer, aux dépens des salariées. Sans que ce brouillage soit une révolution ou une pure nouveauté... ( Non ? )

 

J'aimerais enfin écrire un mot sur ce terme de « travail sexuel », et sur la réticence à l'employer dont nous a fait part Anne Dussuet (elle a préféré utiliser l'expression « services sexuels »). Je comprends mal sa position, d'une part parce qu'il ne me semble pas que l'alternative qu'elle a choisie soit vraiment préférable, d'autre part parce que la référence au « travail domestique » qu'elle a elle-même mobilisée plaide plutôt, selon moi, pour une acceptation de l'appellation « travail sexuel ».


strass.jpgAnne Dussuet critique elle-même les significations qui sous-tendent l'expression « services à la personne » - comme s'il n'était question que de « rendre service » (parce qu'on est sympa, parce qu'on est solidaire et éthique, parce que c'est naturel), et pas question de relations professionnelles et de travail. Le mot « travail » comprend des connotations (d'effort, d'obligation, de possible pénibilité) que ne porte pas le terme « service ». J'ajoute que la qualification de « travail sexuel » est revendiquée par une majorité de personnes exerçant cette activité (qui, en portant des revendications, s'affirment comme sujets politiques actifs), tandis que l'expression « services sexuels » apparaît plutôt dans la bouche des « clients » potentiels (associations de personnes handicapées par exemple).


Les luttes féministes pour faire accepter l'expression de « travail domestique » ont fait apparaître le caractère gratuit et jusqu'alors invisible de ce « travail » (si l'épouse n'était pas là pour assumer ce travail, il faudrait soit que l'époux le fasse lui-même, en y consacrant de son temps et de son énergie, soit qu'il paie quelqu'un.e pour le faire). Le contrat de mariage inclut implicitement, ont montré les féministes, cette part de travail fournie par l'épouse à son époux. On peut tout à fait considérer, il me semble, que ce même contrat de mariage comprend l'ensemble des activités de soutien de l'épouse à son époux, qui le renforce et le déleste d'un certain nombre de tâches et de soucis. On peut considérer que la mise à disposition de son attention, de son écoute, que sa bienveillance, mais aussi de son corps, fait partie du contrat de mariage traditionnel et patriarcal. L'absence de reconnaissance du viol conjugal, qui a perduré jusqu'en 1990 en France, témoigne bien du fait que l'on considère l'épouse comme sexuellement disponible pour son mari (et ce en permanence), du seul fait du contrat de mariage. Qualifier de « travail » cette tâche d'étayage affectif et / ou la satisfaction des envies sexuelles du mari, ce peut être, finalement, mettre dans la lumière l'ampleur de ce que l'épouse prodigue au mari.

Bien sûr, si ce concept suscite davantage de résistances que celui de « travail domestique » chez les féministes et ailleurs, c'est (entre autres) que dans un couple hétérosexuel amoureux et épanoui, on continue à considérer que la femme ne prend pas naturellement son pied en récurant les chiottes, et que toute inégalité dans la répartition des tâches domestiques constitue une injustice et un problème politique ; mais qu'en revanche, on ne considère généralement pas que la femme fournit des services sexuels à l'homme de façon unilatérale, et que cette tâche lui pèse. On cherche à contenir la sexualité dans la sphère de l'affectif, du partage et du désintérêt, et l'on considère qu'elle n'a pas à être ailleurs (dans le travail en particulier).


Je ne poursuis pas plus avant ce développement, qui est déjà trop long ; je me contente de signaler que l'essai de Paola Tabet, La grande arnaque, sexualité des femmes et échange économico-sexuel, ouvre des pistes pour questionner les liens entre sexualité et échange, sexualité et travail.


Dans la suite, la réaction de Pascale Molinier à la présentation d'Anne Dussuet.

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9 janvier 2011 7 09 /01 /janvier /2011 17:49

  La question de la sexualité apparaît presque systématiquement dans les entretiens qu'Anne Dussuet et son équipe ont menés avec des salariées du secteur des « services à la personne ». Elles racontent (et racontent beaucoup) des situations de harcèlement sexuel (mettant en jeu des paroles et des gestes). Tout ce qui leur a été rapporté était le fait d'hommes, et dans tous les cas mentionnés, les avances ont été repoussées ; Anne Dussuet souligne qu'on ne peut pas savoir si des salariées acceptent parfois, car cela ne peut pas être dit dans le cadre de tels entretiens.

Là encore, il est extrêmement important pour ces femmes de pouvoir s'appuyer sur l'organisation qui les emploie, qui leur fournit des lieux où elles peuvent se retrouver entre collègues, discuter des manières de faire et de se protéger, qui permet en principe une solidarité entre collègues et une protection de la part de l'encadrement intermédiaire. Le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est puni par la loi en France, ses auteurs s'exposent à des sanctions pénales : on peut donc penser que quand un véritable espace public de travail existe, des outils sont disponibles pour se défendre ; mais lorsque le cadre de l'emploi se limite au face à face salariée / employeur ?... La question de la modalité d'emploi est donc centrale quand on réfléchit à ces questions.

 

marcel-n.gifAnne Dussuet aborde pour finir l'épineuse question du droit à la sexualité, et de l'éventuel accès à des services sexuels qui en découlerait.

L'idée d'un droit à la sexualité émane d'associations de personnes handicapées, et a été popularisée par Marcel Nuss, auteur d'un rapport au Sénat et de plusieurs articles et essais. Marcel Nuss avance des propositions pour un « accompagnement plus humanisé et humanisant », qui contiennent un « volet innovant » : « l'accompagnement à la vie sexuelle ». Il évoque des séances de massage et de masturbation qui peuvent aller jusqu'à la pénétration (qui seraient dans leur principe accessibles aux femmes comme aux hommes handicapé.e.s). Cette revendication s'appuie sur l'idée que l'activité sexuelle serait un besoin, et que tout besoin implique un droit à la satisfaction de ce besoin.

Le rapport dit explicitement qu'il serait préférable que les personnes elles-mêmes choisissent, embauchent et emploient les salarié.e.s prodiguant ces services sexuels.

Pour Anne Dussuet, le projet soutenu par Marcel Nuss illustre l'idée que les femmes seraient à disposition (des hommes), d'une façon qui ne serait pas limitée.

 

En conclusion, elle revient sur le mouvement qu'elle évoquait en introduction, du public vers le privé : avec ces nouveaux types d'emplois, et peut-être plus généralement avec l'extension du secteur des « services », où l'on se met au service, à disposition des clients, on assiste à la dynamique inverse du slogan féministe « le privé est politique » : ce sont les règles inégalitaires de l'affect, du privé et du domestique qui viennent coloniser le public (le salariat et ses règles).

 

(Dans 5/5, pour conclure, juste un petit topo sur ce que cette présentation m'a inspiré... .)

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5 janvier 2011 3 05 /01 /janvier /2011 10:01

Après cette petite trêve hivernale (et une bonne année, tout ça.... ) je continue et FINIS ce que j'avais commencé (parce que ça vhappybirthday.gifa pas de laisser comme ça des présentations sur le feu, sans surveillance...) et je reviens vers Anne Dussuet (en m'excusant platement pour ce grand vide laissé devant...)

 

 

 

Suite de la présentation d'Anne Dussuet dans le cadre du séminaire GMT : « travail salarié à domicile, services sexuels, quelles frontières ? », donc !


Les salariées du secteur des « services à la personne » interviennent souvent auprès d'hommes ou de femmes handicapées ou âgées, parfois dépendantes, que l'on désigne par l'expression consacrée « personnes vulnérables ». Ce concept de vulnérabilité ne doit pas nous faire imaginer de faibles individus démunis à la merci de salariées toutes puissantes : les rapports de pouvoir entre salariées et personnes aidées sont bien plus complexes, et traversés par les lignes de classe, de race et de sexe ; il ne s'agit pas seulement de relationnel, mais aussi de rapports sociaux.


Le cadre de travail, un domicile privé, induit des risques de glissement, du professionnel vers l'intime, du public vers le privé. Un flou tend à s'installer sur la nature des règles applicables au travail de ces salariées à domicile (en particulier sur les frontières du travail). Or les règles qui régissent l'espace privé domestique sont en grande partie organisées par le rapport social de sexe ; l'une de ces règles consiste dans la mise à disposition des femmes, la disponibilité permanente des femmes pour le travail domestique dans l'espace de la famille.


En outre quand le travail est défini en terme d'aide ("aider les personnes, répondre à leurs besoins"), les limites deviennent très difficiles à tracer : quelles tâches la salariée doit-elle accomplir, et quelles tâches refuser ? Des recadrages sont à faire en permanence, par les salariées elles-mêmes, dans le face à face, sur ce qui relève de leur travail et ce qui n'en relève pas. Quand elles sont employées via une association ou un centre d'action sociale par exemple, elles ont en principe en leur possession une liste d'activités faisant partie de leur mission, sur laquelle elles peuvent s'appuyer pour négocier, accepter ou refuser. Leur tâche est beaucoup plus compliquée quand elles sont employées directement par les personnes bénéficiaires des services.

Ces frontières, définies et redéfinies dans l'interaction, sont mouvantes. Elles effectuent parfois certaines tâches qui ne font pas partie de leurs attributions, et peuvent l'intégrer dans leur travail comme du travail ordinaire, parce que la personne qui le leur demande leur est plus ou moins sympathique, qu'elles ont créé plus ou moins de liens, ou parce qu'elles estiment que personne d'autre ne le fera... Une incertitude plane sur la définition même de ce qu'elles font : est-ce du travail, ou un geste de sympathie, le signe d'un lien, dans une relation interpersonnelle ?


Anne Dussuet note que toutes les entreprises ou associations employant des salariées pour l'aide à domicile n'effectuent pas le même travail d'organisation et de défrichage des tâches des salariées. Certaines délimitent ce qu'elle appelle un « espace public de travail » pour les salariées, ce qui a pour elles des effets très concrets : cela leur permet (ou pas) de dire non, c'est-à-dire de s'affirmer comme des professionnelles à part entière (et pas seulement comme des femmes qui apportent de l'aide, par empathie ou devoir). Le fait qu'elles puissent refuser ne signifie pas qu'elles refusent systématiquement, elles transigent avec la règle, négocient, aménagent le cadre de leur travail, mais l'important reste qu'elles aient un appui normatif qui leur permette d'être maîtresses de leur travail.

 

Dans la suite, la question de la sexualité à proprement parler.

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19 décembre 2010 7 19 /12 /décembre /2010 11:54

Je continue ici l'exposé de la présentation d'Anne Dussuet entamé par là.

 

Que représentent les « services à la personne » aujourd'hui en France ?

C'est le plan Borloo 2005 qui installe cette expression. Ces « emplois » (bien précaires) ont deux origines historiques distinctes : la domesticité, d'une part (des racines, donc, qui plongent dans la sphère privée, où le rapport de subordination est explicite et qui ont eu pour cette raison beaucoup de mal à entrer dans le salariat), et d'autre part toute une sphère de services, à cheval sur le public et le religieux (le catholicisme social en particulier), qui émerge à la fin du XIXe siècle et prend son essor dans la seconde moitié du XXe siècle, qui est très tôt organisée via des contrats de travail, des conventions collectives, et dans laquelle des employés à temps plein côtoient des travailleurs bénévoles.

Au milieu des années 1980, avec la crise de l'emploi, on essaie de développer l'emploi dans ce secteur ; des mesures politiques sont prises qui vont dans le sens d'un subventionnement de la demande (avec, en particulier, le système des CESU, chèques emplois services universels). On parle de plus en plus des personnes âgées et de la dépendance, on identifie là des besoins – et une aubaine, ces besoins et emplois là ne sont pas délocalisables...

Un véritable choix politique est fait à cette époque-là : plutôt que de favoriser la structuration du secteur en associations et / ou organisations publiques ou para-publiques, on encourage clairement l'emploi direct. Ce sont les personnes qui bénéficient des services qui emploient directement les agents. L'une des deux origines historiques de ce secteur de travail est réactualisée aux dépens de l'autre : celle de la domesticité.

Aujourd'hui plus de 80% des salariées sont employées directement par des particuliers.

[Je fais le choix de parler de « salariées », au féminin, car la quasi-totalité de ces personnes sont des femmes.]

Les conséquences de cette configuration de travail sont nombreuses. Lorsqu'elles ont plusieurs employeurs, c'est-à-dire dans la majorité des cas, les salariées ont plusieurs contrats, et leur temps de déplacement d'un domicile à un autre n'est pas compté comme temps de travail, par exemple. D'autre part les particuliers ne se sentent pas vraiment employeurs, note Anne Dussuet ; ils ont davantage l'impression d'acheter un service (un "produit") que d'employer une personne. Elle développera plus avant les diverses conséquences de ces situations dans la suite de sa présentation.

 

A.D. a mené son enquête en 2006 et 2007, en collaboration avec d'autres chercheurs et chercheuses ; leur femmes-de-menage.jpgproblématique centrale tournait autour des liens entre santé et organisation du travail. Ils et elles ont recueilli de nombreux entretiens, menés d'une part avec des salariées du secteur, sur leur biographie de travail, et d'autre part avec des responsables d'associations de services à la personne.

 

L'une des spécificités essentielles de ce secteur d'emplois est liée au cadre de travail : des domiciles privés. Ce cadre très particulier implique un statut dérogatoire vis-à-vis de certaines règles du droit du travail. En particulier, l'inspection du travail n'intervient pas dans ces lieux. Les obligations de l'employeur en termes de sécurité et de santé au travail sont très allégées : quand le particulier est directement employeur, sa « double casquette » (il est à la fois celui qui profite du service et celui qui emploie, qui est donc censé surveiller la qualité du cadre de travail... qu'il fournit lui-même) fragilise l'application de ces règles ; quand des entreprises ou des associations servent d'intermédiaires, elles ont relativement peu de pouvoir car elles ne peuvent pas entrer dans les domiciles pour analyser le poste de travail des salariées.

 

Anne Dussuet souligne l'importance du travail physique, de l'implication du corps des salariées dans ce type de travail - une dimension souvent occultée quand on ne parle plus de « ménage » ou de « travaux ménagers » mais uniquement de « services à la personne », une expression qui fait davantage penser à l'entretien d'une conversation qu'à l'entretien d'une cuvette de WC – pourtant, dans la réalité, les WC (et le reste...) occupent une bien plus grande partie du temps et de l'énergie de l'ensemble de ces salariées, et génèrent une bien plus grande fatigue.

L'usure des corps, l'engagement corporel, qui plus est dans l'intimité des logements privés, sont centraux quand on réfléchit sur le secteur des services à domicile.

 

Cette insistance d'Anne Dussuet – bien légitime – m'a fait penser à un court-métrage documentaire qui m'avait profondément marqué : « Mon diplôme, c'est mon corps », de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil (sorti en 2005, 18 minutes), dont le sujet est résumé comme suit sur le net : « En psychothérapie depuis janvier 2000, Madame Khôl travaillait comme femme de ménage pour cinq employeurs différents jusqu’au jour où elle fit une chute dans un escalier. » Je suis tombée dessus par hasard, il fait partie des bonus du DVD de « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » (film qui, par contre, m'a un peu déçue). Dans ce court-métrage il n'y a qu'un seul personnage, madame Khôl, pas de voix off, pas d'autres interviewé.e, sa présence et sa parole prennent toute la place du film ; elle parle de son travail, de sa fatigue, de l'usure et de la résistance de son corps - de son corps comme « tout ce qu'elle a » pour travailler. (Je vous conseille vraiment de voir ce court-métrage si vous avez la chance de le trouver.)

 

On ne peut pas dissocier ce travail du corps du travail relationnel et émotionnel, explique Anne Dussuet.

 

[ Un dernier mot pour vous faire part de la grande difficulté que j'ai eue à trouver l'illustration de cet article ; j'aurais voulu y faire figurer une photo de madame Khôl, qui a tellement forcé mon admiration, mais on trouve très peu de choses sur ce court-métrage sur le net, et pas d'image du tout. En tapant "femme de ménage" dans Google image, on trouve 70% de photos de cul, 20% de femmes qui ont l'air de s'éclater totalement avec leur aspirateur ou leur éponge à gratter, et 10% de femmes sans têtes. Une bien belle illustration de la représentation sociale de la "femme de ménage". ]

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16 décembre 2010 4 16 /12 /décembre /2010 10:00

  L'équipe Genre Travail Mobilités du CRESPPA (Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris), au sein du CNRS, organise cette année un séminaire qui aborde entre autres le thème de la place du corps et de la sexualité dans le travail.

Lundi 15 novembre dernier, une professeure de sociologie à l'université de Nantes, Anne Dussuet, était invitée pour intervenir sur le thème « travail salarié à domicile, services sexuels, quelles frontières ? ». Pascale Molinier (qui a récemment écrit un article sur les liens entre care et sexualité dans « Qu'est-ce que le care ? ») discutait ensuite sa présentation.

On était installés autour du grand rectangle de tables de la salle de conférence, sur le site Pouchet, tout près de la cité des Fleurs.

Je me propose de vous transcrire ici les notes que j'ai prises ce jour-là.


[ Pour ceux et celles que ce sujet intéresserait, j'ai blablaté trois articles sur un sujet proche (enfin, un peu proche) à partir de la présentation qu'avait faite Christelle Avril de sa thèse : ça s'appelle « Positions et relations des groupes de couleur dans l’aide à domicile », et c'est ici, , et . Même si Anne Dussuet et Pascale Molinier n'ont pas évoqué le racisme et la race, on retrouve tout de même pas mal de problématiques similaires. ]


Anne Dussuet commence par nous dire qu'elle est mal à l'aise avec le titre qui a été donné de sa présentation : « travail salarié à domicile, travail sexuel, quelles frontières ? » Elle s'est battue pour faire accepter le terme de « travail domestique » et le faire entrer dans le langage commun des scientifiques (il est maintenant repris dans les enquêtes de l'INSEE et donc entré dans le domaine de l'objectivation, ce qui équivaut à un véritable succès féministe : reconnaître le travail domestique comme travail à part entière est politique), mais elle a beaucoup plus de doutes sur le « travail sexuel » considéré comme véritable travail.

Pascale Molinier reviendra plus tard sur cette remarque ; elle utilise pour sa part sans réticence l'expression « travail sexuel ».

La réflexion d'Anne Dussuet, exprimée avec modestie, moins comme un avis tranché qu'une suspension du jugement, m'a néanmoins permis de saisir une certaine violence, contenue dans cette position : dire que ce n'est pas du « vrai travail » (avec tout ce que le mot « travail » véhicule), ça peut être entendu (par les personnes concernées en particulier) comme "ça n'a pas de valeur, ça ne crée pas de mérite" ; si les personnes qui font ça « ne travaillent pas vraiment », on leur retire toute la charge (positive) de la valeur sociale attachée au « travail ». [On pourrait peut-être rapprocher ce genre de « faux travail » d'un autre, la mendicité : beaucoup de personnes qui vivent de cette façon utilisent le mot « travail » pour désigner leur activité (une activité qui occupe tant d'heures de leur journée, qui nécessite un apprentissage, des efforts, qui génère de la fatigue, et un revenu) ; pourtant pour la majorité des gens, ces mendiant.e.s « ne travaillent pas ».] (Bien entendu, j'entends les réserves d'Anne Dussuet, et comprends leur fondement.)


pub.pngDu concept de "travail domestique", en partie imposé par le mouvement féministe, on est passé à celui de "services à la personne". En quantifiant en termes monétaires le travail domestique, on s'est rendu compte qu'il avait de la valeur, et que ce secteur recelait donc un véritable gisement d'emplois. (Enfin, « emplois », note Anne Dussuet... il faut pas s'emballer : ce secteur se caractérise par une très grande précarité ; en outre le bilan sur l'égalité hommes / femmes n'est vraiment pas terrible.)

La question que se pose la chercheuse ce jour-ci est la suivante : quelles ont été les implications de cette transformation d'une partie du travail domestique en « services à la personne » ? Quelles frontières ont bougé ?

On n'a pas assisté, comme on aurait pu l'espérer, au passage d'une partie du travail domestique dans la sphère publique, mais à l'inverse : ce sont les normes de l'espace privé qui se sont étendues dans le salariat. Et cette extension des modes de régulation privée au domaine public (au salariat) n'est pas sans lien, pour la chercheuse, avec la montée des revendications liées au « droit au service sexuel », portées en particulier par des associations de personnes handicapées : quelque chose de l'espace privé est en train de passer dans le domaine de l'espace public et du « droit à », estime-t-elle.


 

A. Dessuet propose d'organiser sa présentation en quatre parties, et...

1. de décrire, d'abord, le domaine des services à la personne (ou à domicile) en France,

2. d'exposer ensuite ce qu'elle appelle « les risques de glissement » du travail dans ce secteur (du public vers le privé, du professionnel vers l'interpersonnel),

3. de souligner l'importance de définir des « espaces publics de travail » pour contrecarrer ce risque de glissement et protéger les salariées,

4. et enfin d'aborder le problème du « droit au service sexuel » qui émerge ces dernières années, en lien avec la frontière public / privé et les enjeux de cette frontière en termes de vulnérabilité ou de protection des salariées.

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Présentation

Où êtes-vous ?

Chez la méduse. Glânez comme bon vous semblera.
Vous trouverez ici de petits comptes-rendus de bouquins que j'ai lus (plus souvent de passages / chapitres), ou (plus rarement) de cours / séminaires / conférences auxquels j'ai assisté. (Je veillerai à user les citations avec modération, si !)
Ces petits topos seront situés : c'est moi qui parle, j'écrirai donc ce que j'ai compris / pas compris, ce que j'ai aimé, ce qui m'a intéressé, ce avec quoi je suis en désaccord, etc. Les réactions sont très bienvenues. Vous y trouverez aussi épisodiquement des récits - de choses vues, entendues, autour de moi.
Thèmes abordés chez la méduse : féminisme, théorie féministe, genre - militantisme, sciences sociales, racisme aussi (... etc.?)
Pour quelques explications sur la méduse qui change en pierre et vaque à son tas, vous trouverez un topo ici. D'avance merci pour vos lectures.

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