A l'occasion de la diffusion sur Pink TV de son documentaire, "Mutantes", Virginie Despentes était interviewée dans le numéro de décembre de Têtu :
J'ai raté super raté le documentaire - et j'en suis bien contrite.
J'ai néanmoins pris bien du plaisir et de l'intérêt à la lecture de l'interview ; j'ai en particulier été interpelée ("hé !) par ce passage :
"Tu te dis pas «demain je pourrais être avec un mec»?
Non, même si tout est possible, mais je me le dis jamais. Je suis amoureuse et super à l'aise hors de l'hétérosexualité, cette possibilité d'en être sortie, c'était comme une libération, tu sais mais inattendue, comme Bruce Willis quand il est coincé dans un métro en flammes, il voit une sortie au loin, je me sentais vraiment comme ça, d'un coup, y a une lumière, car j'étais vraiment super mal, je me sentais plus du tout à l'aise dans l'identité « fille hétéro de 35 ans », l'avenir me semblait pas radieux. Ouais, je suis heureuse dans cette vie-là, je ne savais même pas avant que ça m'arrive que c'est au-delà de la sexualité. Ton regard sur toi-même est différent, quand t'ouvres le journal, quand t'allumes la télé, quand tu lis un livre, ton regard change sur tout, et c'est une vraie libération, parce que hétéro, c'est pas marrant. Mais je viens de là, et je peux pas les voir comme très loin. Elles en chient vachement, les filles hétéros. Or quand on est gouine, on est dans un bon espace de sexualité, d'amour, de désir, et il me semble bien de le dire."
(J'aime beaucoup Bruce Willis dans son métro en flammes.)
Etre homosexuel-lle, beaucoup pensent que c'est d'abord une question de sexualité, de pratiques sexuelles ( = on couche avec... des hommes / des femmes). (Peut-être parce qu'il y a "sexuel" dans le mot ?... les plus conservateurs / à-la-ramasse glissent vite de là à l'obsédé-e sexuel-le : on peut pas prendre une douche avec un homosexuel sans se faire forcément violer / sans qu'il bande / sans que forcément il éprouve du désir ; comme si l'homosexuel avait par nature envie de coucher avec l'ensemble de l'humanité de sexe masculin (idem pour les filles)).
Etre homosexuel-le, dans une conception un petit peu plus large, c'est aussi tomber amoureux de (hommes / femmes), et encore : vivre en couple avec (des femmes / des hommes).
Certaines personnes homosexuelles le vivent très certainement juste comme ça ; comme quelque chose qui a trait à leur désir, à leur sexualité, à leurs sentiments amoureux, et à leur vie de couple - et c'est tout.
Pas comme quelque chose qui les définit dans d'autres dimensions de leur personne et de leur vie.
Je trouve intéressant ce que dit Virginie Despentes : "Ton regard sur toi-même est différent, quand t'ouvres le journal, quand t'allumes la télé, quand tu lis un livre, ton regard change sur tout".
Pour elle en tout cas, ce n'est pas juste ça : "il se trouve que la personne avec qui elle est en couple actuellement est une femme, et pas un homme, et pour le reste le monde est le même, et elle dedans, aussi..."
Le fait qu'elle soit en couple avec une femme change sa place dans le monde. "Son regard sur elle-même".
Sa façon de se reconnaître ou non dans certaines représentations, de se sentir concernée, ou non.
Son sentiment qu'on parle d'elle, ou pas.
Ca m'a fait penser à ce qu'écrit Monique Wittig dans "La pensée straight" :
"[...] le lesbianisme pour le moment nous fournit la seule forme sociale dans laquelle nous puissions vivre libres. De plus, "lesbienne" est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) N'EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement."
(La pensée straight, p.52)
J'avais à la fois compris et pas compris. Certes, la lesbienne, dans sa vie de couple, sa vie amoureuse, sa vie domestique, se soustrait au sexage. (Comme la célibataire, la veuve non-remariée, la "courtisane", etc. - avec les sanctions sociales qui accompagnent chacun de ces échappatoires.)
En cela, c'est une esclave marron.
Mais une lesbienne ne reste-t-elle pas une femme, à sa place dans le système de domination hétérosexiste, dans tous les autres aspects de sa vie ? N'est-elle pas moins payée que les hommes, ne subit-elle pas discriminations et harcèlement au travail, se s'expose-t-elle pas aux interpellations et agressions dans l'espace public (agressions à caractère sexiste, et pas seulement homophobe), sa liberté de circulation, la nuit en particulier, n'est-elle pas moindre que celle des hommes, etc. ?
Si bien sûr. Mais ce sur quoi V. Despentes m'a ouvert les yeux, c'est que le fait de vivre comme lesbienne / de se vivre comme lesbienne change la place que l'on occupe dans le système de représentations.
Pour soi surtout, pour les autres aussi.
"Quand t'ouvres le journal, quand t'allumes la télé, quand tu lis un livre", tu tombes en permanence sur des femmes et des hommes, en énorme majorité hétérosexuels, ou en tout cas par défaut hétérosexuels, pris dans le réseau de relations hétérosexistes –
La charge hétérosexiste présente en permanence partout, autour de nous, dans tout - tout ce qui nous entoure : la radio, les affiches de pub dans le métro, les gratuits dont on nous submerge, les unes des magazines sur les kiosques, est toujours là, on est toujours plongé dedans, mais finalement, elle ne nous concerne plus - ce n'est plus de nous dont elle parle, car nous sommes hors-jeu : on a cessé de jouer à ce jeu-là, on est ailleurs.
La charge a perdu de son pouvoir, sa violence s'est dégonflée, comme une baudruche.
"Tout ça ne parle pas de nous" : finalement c'est encore beaucoup plus efficace que les armes que notre cerveau a consciencieusement construites pour contrer ces messages touffus qui nous parviennent en permanence, de partout ("sois belle", "plais", "sois belle pour plaire", "fais-toi violence pour plaire aux hommes", "mets-toi à disposition des hommes", "épanouis-toi en séduisant", "sois au service", "sois au service des hommes et des enfants", etc.) (Armes féministes et théoriques, armes construites via le travail de conscientisation.)
Les "messages" contradictoires, confus et violents qui nous assaillent en permanence ont un impact sur nous car nous savons que c'est aussi de nous qu'on parle (un peu comme dans ces assertions : "Adresser une injure sexiste publique à une femme, c'est insulter toutes les femmes" (manifeste des Chiennes de garde)). Regarder d'un oeil vide une pub sur laquelle une femme en mini-jupe s'appuie suggestivement sur la grosse voiture qu'il s'agit de vendre à des hommes, et se dire "les pauvres quand même elles en chient vachement" réduit considérablement la violence du message.
(Bien sûr, je ne parle là que des "messages" du monde, qui ne nous sont pas adressés explicitement ; il en va tout autrement de "messages" plus explicites du genre "vous êtes charmante mademoiselle", "tu me suces salope", ou encore d'une grande baffe dans la gueule ou d'un viol.)