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3 avril 2012 2 03 /04 /avril /2012 21:23

Je continue ici le résumé/ compte-rendu commencé là, de l'intervention de Gabriell Galli à laquelle j'ai assisté en février dernier. Après avoir évoqué la place du genre et de la sexualité dans le nationalisme d'hier, principalement dans la conquête et les régimes coloniaux, dans la deuxième partie de son intervention il centre son regard sur les temps présents.

 

  Pour commencer Gabriell G. nous rappelle qu'il faut se méfier d'une vision de l'histoire linéaire selon laquelle l'Europe serait allée de façon continue vers plus de progressisme et de tolérance vis-à-vis des homosexuel.le.s. Les années 1930 marquent par exemple un tournant répressif : on jouissait de plus de liberté en 1920 qu'en 1935.

Depuis les années 1970, on assiste à un mouvement de politisation et de plus grande visibilité des organisations LGBT. Cette visibilité reste néanmoins asymétrique (les lesbiennes sont moins visibles), et concerne certaines classes sociales bien particulières : les classes moyennes blanches, cultivées, urbaines, à fort capital économique. Parallèlement, il devient moins légitime de dénoncer directement et explicitement l'homosexualité : le langage homophobe doit être masqué. De la même façon qu'on dit « mais je ne suis pas raciste », on dit à présent « mais je ne suis pas homophobe » : il faut afficher publiquement sa distance vis-à-vis de ce qui est communément reconnu comme un mal, ce qui, bien sûr, comme dans le cas du racisme, n'empêche nullement les modes de pensées, les actes et les paroles (moins explicitement et évidemment) homophobes.

 

  Eric Fassin a contribué à mettre en évidence cette évolution et la place nouvelle qu'occupe l'homosexualité dans les discours publics ; il a forgé pour les penser le concept de "démocratie sexuelle", qu'il définit comme « une conception lisse de la féminité à laquelle tend à s’adjoindre une conception lisse de l’homosexualité ».

 

Dorénavant, énonce Gabriell Galli, les homophobes sont Africains : le combat contre l'homophobie s'internationalise et se voit pris dans les rapports Nord/Sud.

Une forme neuve du discours ancien sur l'absence d'homosexuels en Afrique se fait jour : on dit à présent qu'il n'y a pas d'homos en Afrique parce que ce n'est pas possible de l'être – il y a trop d'homophobie. (De naturellement sans homosexualité, l'Afrique est devenue homophobe.) L'Europe à l'inverse est culturellement homophile ; c'est la civilisation européenne dans son ensemble qui est homophile.

 

L'important, explique G. Galli, est de chercher à comprendre les enjeux de la frontière entre pays homophobes et pays homophiles : qui a intérêt à construire, à maintenir et à diffuser cette conception de l'Afrique comme continent homophobe ?

La question homosexuelle est utilisée de façon stratégique par les élites.

 

Aujourd'hui à la différence du XIXe siècle, l'Autre, non-occidental, non-blanc, n'est plus seulement chez lui, il est aussi chez nous : on n'est plus dans une logique de conquête mais dans une volonté de défense de son chez-soi.

 

L'homonationalisme sert précisément cette stratégie de défense de son canapé perso : on impose aux personnes désirant immigrer dans des pays européens de véritables tests de civilisation, dans lesquels la question homosexuelle figure à côté de la question féminine. Ainsi en Allemagne, dans le Bade-Wurtemberg, les candidat.e.s à l'immigration doivent répondre à des questions comme : que faites-vous si votre fils est homosexuel ? Cette question (à côté d'autres comme "laissez-vous votre femme aller chez un médecin homme ? les auteurs des attentats du 11 septembre étaient-ils à vos yeux des terroristes ou des combattants de la liberté ?) fait partie du Muslim Test (test pour musulmans) ; elle suppose par ailleurs que tous les citoyens et citoyennes déjà allemand.e.s sautent de joie à l'annonce de l'homosexualité de leur fils. Aux pays-Bas, continue Gabriell G., le pack de préparation au "test d'intégration civique" comprenait jusque récemment un DVD montrant des scènes de flirt entre deux hommes.

 

En 2010, Judith Butler refuse le prix du courage civil décerné par la marche des fiertés berlinoise. Elle veut en effet que ce prix soit décerné à une association LGBT turque ou noire, et le dit haut et fort ; la marche des fiertés est, elle, dominée par des blanc.he.s. Cet événement est souvent présenté comme l'année zéro de la lutte contre l'homonationalisme, car il a été assez fortement médiatisé - Judith Butler faisant figure de star dans le milieu. En réalité, cette lutte a commencé bien avant – plus loin des spots des projecteurs...

 

coq.jpgEn France l'année 2011 est marquée par « l'affaire du coq » : une affiche du centre LGBT pour la marche des fiertés aux coloris rappelant fortement le bleu/blanc/rouge et arborant un coq, avec le slogan « En 2011 je marche en 2012 je vote » fait vivement polémique. Ce sont principalement les Lesbiennes of Color (groupe doublement non mixte : qui ne rassemble que des femmes lesbiennes non blanches) et les Homosexuels Musulmans de France qui prennent la parole. La présidente du centre LGBT répond à leurs critiques dans une lettre qu'elle intitule « les ayatollahs de l'intérieur » (on appréciera le choix de l'insulte), et dans laquelle elle évoque l' « ultra-communautarisme » des personnes qui dénoncent le racisme de cette affiche. Selon elle les LOC et les HMF font le lit des extrêmes et méprisent l'idéal républicain. Ainsi parler du racisme, c'est communautariste, résume Gabriell Galli.

Les Lesbiennes of Color répondent à cette lettre dans le texte « Ni coq gaulois, ni poule pondeuse » dans lequel elle dénoncent l'ethnocentrisme des luttes gays.

 

En février dernier Didier Lestrade (cofondateur d'Act-up et de Têtu) a sorti un livre intitulé Pourquoi les gays sont passés à droite  dans lequel il est beaucoup question d'homonationalisme.

 

Gabriell G. note qu'il n'existe pas de politique d'État qui utilise l'anti-racisme contre les gays, tandis que l'inverse est vrai.

La question qu'il faut se poser, insiste-t-il, est celle des stratégies et du pouvoir : qui utilise l'homophobie / la cause LGBT, et pour quoi faire ? L'Europe fait de plus en plus entrer le gay blanc dans son projet national.

 

Et aussi : on ne peut pas comprendre les stratégies mises en place par les personnes quand on ne connaît pas les situations concrètes de vie. (Faudrait mettre cette phrase en gras énorme capital sur les murs de toutes les assocs féministes...)

 

Voili voilou, je finis en disant un grand MERCI à Gabriell Galli pour cette intervention qui était vraiment très très forte :)

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24 mars 2012 6 24 /03 /mars /2012 21:21

  (Je n'ai pas du tout fini d'écrire toutes les choses que j'aurais aimé écrire au sujet de cet article de Laura Alexandra Harris – mais le syndrôme du pas-de-temps et un océan de flemme ont eu raison de mes motivations, je jette la spontex pour l'instant... puis j'ai vraiment envie de vous parler de la suite.)

 

                                                            * * * * * *

 

Le 8 février dernier je suis allée assister à une intervention de Gabriell Galli à l'Ehess, dans le séminaire de Gianfranco Rebucini, « introduction à l'anthropologie du genre ». Ça s'appelait « Nationalismes sexuels, homonationalisme : genre, race et sexualité dans la construction des nations », et c'était vachement bien (voire plus). Je m'en vais vous raconter tout ça ci-dessous.

 

(Comme chaque fois que je compte-rendise une intervention orale d'après mes notes, je m'excuse par avance pour les raccourcis, approximations, oublis, éventuelles erreurs et autres contre-sens ici ramassés... et vous pourrez considérer que chaque ligne pertinente et intéressante vient directement de lui, tandis que tout commentaire flou et incongru vient de moi sans détour )

 

Gabriell Galli commence par une petite intro sur le concept de nation, rappelant qu'il nous vient tout droit du XIXe siècle et que les écrits d'Ernest Renan et d'Eric Hobsbawm font mouche sur le sujet. Il cite également Ernest Gellner, pour qui le nationalisme est la justification religieuse et civile de l'État : il s'agit de justifier un pouvoir central en créant une mythologie nationale. Il rappelle que toute nation implique une définition de soi par rapport aux autres, et que tout ce qui unit sépare, des autres réels ou fantasmés.

 

Riva Kastoryano a forgé le concept de nationalisme transnational, qui s'applique par exemple à merveille au cas européen d'aujourd'hui. Pour Gabriell Galli, cette notion de nationalisme transnational permet également d'analyser l'entreprise de la conquête coloniale au XIXe siècle, et ce bien que les différentes nations colonisatrices aient alors été en concurrence les unes avec les autres, car on trouve en permanence, dans les textes de l'époque, des formulations comme « nous, Européens... » Elsa Dorlin l'a bien montré dans La Matrice de la race : par ce « nous, les Européens », les colons s'opposent aux « Africains », c'est-à-dire, dans leur bouche, aux Africains noirs. La conquête coloniale a ainsi donné une unité à l'Europe.

 

homonaDans l'enseignement dispensé en France dans les collèges et lycées comme dans les universités, on sépare « l'histoire de France » (c'est-à-dire de la métropole) de « l'histoire de la colonisation » (l'histoire de l'empire). Une critique fréquente des historien.ne.s des États-Unis porte sur le caractère factice de cette séparation : vous parlez de deux choses différentes, dit par exemple Ann Laura Stoler, comme si le colonialisme n'expliquait pas qui vous êtes... Ces « deux histoires » doivent être pensées ensemble : s'agit bien d'une seule et même histoire.

 

Pour construire ce « nous Européens » contre les Africains, ce sont des catégories de genre et de sexualité qui sont utilisées.

G. Galli définit le nationalisme sexuel comme le processus par lequel des élites utilisent des catégories sexuelles pour construire une mythologie nationale – bel exemple, la façon dont « nous, les Européens » sommes censés tendre de tout temps vers une plus grande liberté de mœurs.

 

C'est Jaspir Puar qui invente le mot d' « homonationalisme » (et le concept qui va avec). Elle parle alors des États-Unis, et vise le discours selon lequel le progressisme LGBT serait proprement états-unien par opposition au conservatisme – voire au caractère arriéré – des musulmans (terroristes, intégristes, fondamentalistes, etc.)

 

George L. Mosse a écrit une histoire de la masculinité en Europe ; il montre comment l'idéal masculin moderne qui apparaît à la fin du XVIIIe siècle en Europe, fondé sur le triptyque harmonie proportion contrôle, est lié au nationalisme européen. Les nations européennes incarnent un idéal viril, et la métaphore hétérosexuelle genrée sert à penser la colonisation : avec un pôle actif et un pôle passif, un pénétrant et un pénétré. L'Europe figure le corps viril, et l'Afrique la terre à pénétrer.

 

La première guerre mondiale coïncide avec un nouveau pic de nationalisme (les idées d'honneur et de sacrifice sont fortement valorisées) ; des résistances se font néanmoins jour, autour des mouvements féministes et ouvriers à l'extrême-gauche. Ces résistances sont pensées par leurs adversaires comme des modes d'efféminement.


indigg-copie-1.jpg

Dans son ouvrage La Matrice de la race, Elsa Dorlin examine la façon dont les Européens parlent de la sexualité des Africains, et met en évidence le mécanisme par lequel les catégories de race sont formées à partir des catégories de sexe forgées en Europe.

Elle analyse en particulier les écrits de François Bernier en 1684, qui fournissent un parfait exemple de descriptions racialisées mettant en jeu le genre et la sexualité. Elle identifie trois points centraux dans ces descriptions :

- l'indistinction des caractères sexuels chez les Africains, interprété comme un signe d'infériorité : les hommes n'ont pas vraiment plus de poils que leurs femmes ; les femmes sont viriles et agressives, leurs organes génitaux sont trop grands ;

- leur sexualité débridée qui les rapproche des animaux – déjà à l'époque, les colons considéraient qu'il était de leur devoir de sauver les femmes africaines des hommes africains et de leur bestialité (« to save brown women from brown men », selon la formule de Spivak) ;

- les femmes africaines sont débauchées, ce qui est mis en rapport avec leur trop grande virilité.

Gabriell Galli résume : il faut sauver les femmes de la sexualité bestiale africaine, mais en même temps, elles aussi sont perverties. Les Africains sont racialement invertis, les femmes sont trop viriles, les hommes trop efféminés, et l'hétérosexualité animale africaine est opposée à l'hétérosexualité conjugale européenne. 

 

Gabriell Galli en vient ensuite à la négation de l'homosexualité en Afrique de la part des Européens, s'appuyant pour cela sur les analyses de Marc Epprecht.

Selon l'idéologie qui prévaut en Europe au XIXe siècle et qu'étudie Epprecht, les Africains sont plongés dans la nature et régis par l'instinct, ils ne peuvent donc qu'être hétérosexuels. Les Européens « normaux », eux, ont accédé à la civilisation, qui contient la sexualité et la rend morale : ils pratiquent l'hétérosexualité conjugale. Quand la civilisation dévie, des Européens anormaux apparaissent : les homosexuels, qui sont civilisés mais pervertis. Ainsi les Africains ne peuvent pas être homosexuels, non pas en raison d'une quelconque moralité, vertu ou plus grande « normalité », mais simplement parce qu'ils sont trop loin de la civilisation pour cela. L'homosexuel est un déviant de l'intérieur, il est civilisé, il faut juste qu'on le soigne, tandis que l'Africain est en dehors de la civilisation. Il est hétérosexuel par instinct et ne connaît pas la relation conjugale.

G. Galli note que ce raisonnement a parfois été repris par certaines élites africaines dans des discours identitaires.

 

Et la suite dans le prochain épisode....

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16 mars 2012 5 16 /03 /mars /2012 10:51

J'étais partie de l'article de Laura Alexandra Harris « Féminisme noir-queer : le principe de plaisir », et depuis cette phrase « Pendant des années je me suis vue comme une féministe, et si je ne sais plus très bien ce que ça impliquait au juste, il s'agissait, j'en suis sûre, d'être sexy », je suis partie vers les talons aiguilles et autres jupes moulantes. Je continue ma parenthèse en forme de circonvolution du côté des jupes.

 

* * * *

 

Colette Guillaumin dit un truc sympa à ce propos :

« Les jupes, destinées à maintenir les femmes en état d’accessibilité sexuelle permanente, permettent de rendre les chutes (ou de simples attitudes physiques atypiques) plus pénibles pour l’amour-propre, et la dépendance mieux installée par la crainte qu’elles ne manquent pas d’entretenir insidieusement (on n’y pense pas clairement) sur le maintien de l’équilibre et les risques de la liberté motrice. L’attention à garder sur son propre corps est garantie, car il n’est nullement protégé mais au contraire offert par cette astucieuse pièce de vêtement, sorte de volant autour du sexe, fixé à la taille comme un abat-jour. » (dans Sexe, race et pratique du pouvoir, 1992, p.86)


[ Petit aparté : j'adore la façon dont cette citation apparaît sur le net – je me souvenais vaguement, mais pas clairement, de ce passage de Guillaumin, je tape donc « Colette Guillaumin jupe » dans Google, et je tombe sur cette page, sur cet article de Frédérique Giraud dans lequel elle cite abondamment Bourdieu à propos des jupes – et c'est tellement réjouissant de lire ce petit comm' laissé par Karim Hammou « Peut-être Pierre Bourdieu lisait-il en secret Colette Guillaumin ?» ]

 

jupe-1.jpgCet article judicieusement commenté commence justement par l'évocation du bouquin de Christine Bard, Ce que soulève la jupe – que je n'ai pas lu ni feuilleté – mais dont j'imagine qu'il doit montrer, comme le fait ici la confrontation de Guillaumin et de Laura Alexandra Harris (ou de Cher...) que la jupe (pas plus que le foulard) n'a de signification univoque, et ne peut être rangée catégoriquement ni dans les accessoires féministes ni parmi les instruments d'oppression anti-féministes. (Ah ben oui, c'est dit ici, dans cette analyse&compte-rendu un peu critique, et qui finit par Florence Foresti, fallait oser.)

 

J'ai tout de même du mal avec le « Printemps de la jupe et du respect », et plus encore avec La journée de la jupe... (j'aime pô trop les « attributs de féminité reconquise ») (peut-être parce que j'ai du mal avec la « féminité » et le « féminin » et surtout les injonctions à l'être ou le rester ?))

A la réflexion, je sais clairement pourquoi ces injonctions à être ou rester féminine déclenchent chez moi une série de manifestations allergiques allant de la nausée à l'irruption cutanée maculopapuleuse. Mais que penser, par exemple, de la haine (les mauvais jours) ou du moins du dédain qui me fait froncer le nez quand je croise des femmes en escarpins à talons ? Que personne n'a injonctées, je veux dire, qui se sont injonctées toutes seules ?

 

(Quand je rigole grassement dans ma barbe des femmes qui courent comme des grues sur leurs hauts talons de chaussures torturantes, ridicules, je ne me sens pas totalement dans mon bon droit de conscience juste... Plutôt comme une sale teigne.)

 

Je ne suis pas certaine que ça ait quelque chose à voir, mais ça me rappelle une remarque d'Elsa Dorlin lors d'une de ses interventions. Elle disait : « le point de vue théorique et pratique féministe d'où je parle est misogyne », et donc « certains discours qu'on peut dire misogynes peuvent me faire écho ». Misogyne était alors à comprendre comme « contre la féminité, les normes de féminité », et pas « contre les femmes ».

 

Je me souviens que l'ami avec lequel j'avais assisté à cette intervention d'Elsa Dorlin m'avait dit être un peu dérangé par sa façon de s'afficher ainsi « misogyne » - comme si un malin petit plaisir fielleux pointait sous son sourire académique – un petit plaisir qui pouvait avoir partie liée avec les dragons rouges et noirs tatoués sur ses bras.

 

Le problème, quand on réfléchit (par exemple) à ces histoires de jupe, c'est qu'on est parasité en permanence par le racisme qui imprègne un nombre considérables de discours sur ces questions (tout ceux qui, de près ou de loin, s'apparentent aux discours de NPNS). (Le sexisme, c'est dans les banlieues, on ne peut pas mettre de jupe dans les cités et autres zones de non-droit abandonnés aux barbares, les musulmans nous empêchent de mettre des jupes et d'être féminines, etc.)

 

Pour parvenir à s'éclaircir un peu les idées sur ce sujet, donc, il faut changer complètement de cadre de pensée escarpin.jpg– peut-être mettre au centre de cette réflexion non plus la jeune femme qui habite en banlieue, mais une personne transsexuelle ou transgenre mtf pourrait en être un bon moyen ? (Non pas que seule une personne mtf puisse éprouver le désir légitime d'être « féminine ». Mais il me semble que venant d'une personne ftm, ce désir sera plus difficilement rembarré par mes petits élans fielleux – ces élans qui voudraient, parfois, rhabiller en survêt' et baskets toutes les grues en escarpins et jupes trop serrées que je croise dans la rue – élans mauvais, acrimonieux, venimeux. Mauvaise bête que je suis.)

 

Pourquoi veut-on (on générique) « être féminine » ? Où est l'aliénation, où est le pouvoir, où est le plaisir, où est l'oppression ?

 

Je suis davantage habituée à associer le féminisme avec les formes de la masculinité ; Madeleine Pelletier est un peu mon idole. Je me méfie comme de la peste de toutes les injonctions à la « bonne féminité », et du féminisme version Elle ou Marie-Claire – faudrait être féministes en veillant bien à rester féminines, dans le rang, séductrices et disponibles, épilées, fraîches et gracieuses.

Alors quelle place faire aux formes de la féminité au sein du féminisme, ou tout simplement hors de l'oppression ?

 

Les normes de la féminité peuvent-elles être résolument féministes à condition d'être « décalées » ? « réappropriées » ? Si l'on « joue avec » ? On peut écouter ici Wendy Delorme (la fin de l'interview surtout) - qui nous donne des pistes, il me semble.

 

Je comprends ce que peut recouvrir une « bonne féminité », et ce qui peut venir la « salir ». La bonne féminité est blanche et bourgeoise, et dans un rapport de domination aux autres formes de féminité.

Je comprends que les personnes exclues de la définition de la bonne féminité gueulent hors et fort leurs désirs et leurs droits d'être féminines et d'être reconnues comme telles.

 

Et pour finir ce post qui ne ressemble à rien sinon au plus dépenaillé des discours emmêlés, j'ai envie de citer la préface d'Éric Fassin à la traduction française de Gender Trouble (histoire de brouiller encore un peu plus les œufs) – juste parce qu'au moment où l'omelette semblait le plus en voie d'être ratée dans ma tête, je me suis souvenue de ce truc (sans savoir où je l'avais lu... il m'a fallu retourner la moitié de ma bibliothèque), et que ça m'est apparu comme un gros bout de réponse à tout ce fouilli :

 

« On connaît la formule de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. »[...] Mais pour Judith Butler, que l'on naisse femme ou pas (et qu'on soit lesbienne ou pas), on ne le devient jamais tout à fait […]. Parce qu'il s'agit d'imiter sans qu'existe d'original, dans un monde de copies, on ne saurait imiter sans défaut. […] Nouveau mythe de Sisyphe, malgré tous les efforts du monde, nul ne saurait satisfaire entièrement à la norme. » (p.17)

 

On est toujours en porte-à-faux par rapport à cette foutue norme, toujours un peu décalé, toujours à côté, ça ne va jamais – c'est trop, ou c'est trop peu... (On voit parfois la petite inquiétude dans l'œil de la femme « trop » féminine – qui en a fait juste un peu trop (on pourrait lui dire en lui tapant sur l'épaule : hey de toutes façons, ça ne va jamais...)

A tout prendre elles peuvent bien essayer avec des escarpins...

 

* * * * *

 

A me relire il m'apparaît en grosses lettres rouges clignotantes qu'un mot manque, un mot dort planqué sous ce texte, comme un crocodile sous la vase – la classe. La classe sociale qui a tant à voir avec l'escarpin, avec la norme, avec le « trop féminine », avec ce que d'aucuns appellent la « vulgarité », avec....


Puis je pense que tout ce que j'ai écrit au dessus est très insatisfaisant parce que je réfléchis sur la base d'une féminité, or il y a des féminités. Et en particulier des féminités qui brodent sur les thèmes de la délicatesse, la finesse, la fragilité, la grâce, et d'autres qui sont plus solidement arrimées à des formes de forces et de pouvoir.


Enfin, j'arrête là le massacre intellectuel, et je me tais .

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5 mars 2012 1 05 /03 /mars /2012 21:58

 

C'est bizarre, quand j'ai lu ce chapitre de Despentes, sur son expérience de la prostitution, une question ne me quittait pas, s'affichait en surimpression sur chaque paragraphe que je lisais : est-ce que j'en serais capable ?

Ma réponse était plutôt non.

 

Ça me rappelle une discussion avec un ami, au sujet de cette affaire d'annonce de job sexuel diffusée par Pôle Emploi. En quoi cela doit-il être considéré comme affreusement scandaleux ? On en était venus à évoquer cette différence entre les personnes, qui fait que certaines sont capables de bosser avec leur corps sexualisé et avec leur sexe (et parmi ces personnes certaines peuvent tout à fait le choisir, dans un contexte de contrainte relative (merde sociale et économique, pas d'accès à des boulots bien payés et épanouissants (car pas de diplôme, et / ou discrimination, etc.)), et que d'autres en sont incapables. A cause de leur socialisation, la façon dont elles se sont construites, à cause de ce rapport à leur corps (/ à leur sexualité, / aux corps des autres) qu'elles ont construit. (Et contraindre ces personnes-là à faire ce genre de boulots (sous peine d'être radiées de l'ANPE), c'est leur faire une violence extraordinaire.)

 

Je ne me suis jamais sentie puissante parce que je mettais une mini-jupe. Je me suis plutôt sentie empêchée. Empêchée d'abord dans mon corps (tant de mouvements te sont interdits), empêchée ensuite par ces regards, exposée, agressée. (Il me semble. Je reconstruis peut-être un peu ? Depuis ma position de maintenant ? Peut-être. Pas complètement ça j'en suis sûre.) (Quant à dire si le port de talons aiguilles eût jamais pu me donner un sentiment de pouvoir, ça... je saurais sans doute jamais...)

 

Mais au-delà de ça : je pense que je serais incapable de sortir dans la rue fringuée comme l'était Virginie Despentes, customisée en jouet sexuel géant.

 

Quand j'essaie de me représenter cette expérience, virtuellement, ce n'est pas un sentiment de pouvoir que je m'imagine ressentir, mais un sentiment de peur. De danger.

C'est vraiment étrange, je me vois comme ça, en mini-jupe talons aiguilles – et je m'imagine forcément raidie, plombée, les larmes au bord des yeux.

Ce serait un véritable supplice de m'obliger à sortir comme ça.

 

Pourquoi une femme peut-elle sexualiser à fond son corps dans l'espace public, et en retirer un sentiment de pouvoir extrême, et une autre ne le faire qu'aux prix d'un sentiment de vulnérabilité totale ?

 

                                                           * * * * * *

 

 

La question de la présentation de soi, et en particulier de la présentation de soi dans l'espace public – au premier chef la question des vêtements – me semble super intéressante. Se sentir bien dans tels vêtements, mal dans tels autres. Pourquoi ?

(Ça me scotche qu'une personne habituée à l'invisibilité dans l'espace public - « cheveux courts et baskets sales » - puisse se métamorphoser en bombe sexuelle comme l'a fait V. Despentes.)

 

Deux questions se mêlent ici pour moi : celle de la sexualisation des corps, dans les deux sens de « sexe », et celle de la visibilité.

Despentes, quand elle est sortie dans la rue ce jour-là habillée comme une bombasse, était à la fois très féminine (alors qu'auparavant, raconte-t-elle, on pouvait lui dire « monsieur » quand elle allait acheter ses clopes au tabac), très sexualisée (déclenchant un désir furieux d'accéder à son corps), et très visible (être « incroyablement présente », attirer le regard de façon presque hypnotique).

Et là dedans... d'où vient le pouvoir ?


Peut-être le pouvoir qu'elle évoque dans ces pages résultait-il tout autant de son costume de bombasse que de la façon dont elle l'habitait. Peut-être, finalement, a-t-elle réussi ce jour-là une formidable performance de genre : elle a joué ce rôle d'une façon grandiose.

(Peut-être, finalement, « se sentir bien dans telles fringues », c'est juste trouver le bon costume, dans lequel on parvient à réussir une belle performancequ'on habite avec aisance, grâce, naturel ?)

Peut-être que si je sortais dans les fringues qu'elle a mises ce jour-là, moi, non seulement je ne ressentirai aucun sentiment de pouvoir – mais peut-être même que j'en aurais pas, du pouvoir, tellement j'aurais l'air déguisée pour le carnaval. Je sais pas.

 

                                                                    * * *

 

Après cette petite parenthèse passionnante (si si), dans le post suivant je vous cause des attributs traditionnels de la féminité et de leur rapport au féminisme (enfin, j'essaie ).

 

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23 février 2012 4 23 /02 /février /2012 07:00

  Je continue ici à lire à ma sauce l'article de Laura Alexandra Harris traduit en français sous le titre "Féminisme noir-queer : le principe de plaisir", et publié dans l'anthologie du Black feminism édité par Elsa Dorlin ; ça commence , puis .

 

                                                                                        *  *  *  *  *  *

 

« Pendant des années je me suis vue comme une féministe, et si je ne sais plus très bien ce que ça impliquait au juste, il s'agissait, j'en suis sûre, d'être sexy. »

 

C'est ainsi que Laura Alexandra Harris entre dans le vif de son sujet à la neuvième page de son article (p.185 de l'édition française).

Elle nous explique dans la suite quelles étaient, lors de son enfance et de son adolescence, les figures de femmes qui l'entouraient, l'attiraient, la fascinaient, et comment se sont construites ses envies, ses idéaux, ce qui est devenu bon à ses yeux, pour une femme, de vouloir.

Dans ses modèles féminins entraient un peu d'Helen Reddy, un peu de Xaviera Hollander, beaucoup de Cher. Une grosse louche de figure maternelle également. Des morceaux de copines de sa mère et de sa tante-cousine, fumeuse, indisciplinée, militante, très belle, collectionneuse d'amants pas nets.

Être féministe, pour la jeune Laura Alexandra, c'était viser l'indépendance, la réussite professionnelle, le fric, la liberté de faire tout ce qu'on veut. Être célibataire, divorcée, ou mariée à un gros richard pour profiter de son fric. Être féministe c'était être gonflée, ne pas avoir froid aux yeux.

C'était, aussi, jouir du sexe.

 

Elle trouvait de quoi satisfaire sa curiosité en matière d'anatomie féminine et de techniques sexuelles dans des livres explicitement didactiques, ou dans des romans bourrés de scènes sexuelles (voire carrément des romans pornos) ; il fallait apprendre à prendre son pied, et prendre son pied (Harris parle de « valeurs sexuelles hédonistes »).

Elle admirait sa mère et ses copines, « ces images de femmes à talons hauts, maquillées, décolletées, parfumées » (p.193). Elle adorait Cher, star sexy aux « tenues osées », à « l'image de vamp et d'allumeuse un peu coquine » (p.185).

Et dit plus loin de la star : « elle correspond à un souvenir très fort de la prise de conscience du pouvoir que peuvent conférer le genre et la sexualité » (p.189).

 

Jouir du sexe c'est ainsi à la fois prendre son pied en faisant du sexe (et dans ce plaisir-là il n'entrait aucune prescription, aucune définition de la « bonne sexualité » : baiser avec une fille ne valait pas mieux que coucher avec un homme), et jouir de ce plaisir que donne le pouvoir sexuel.

Harris évoque à de nombreuses reprises, dans cet article, ce lien entre plaisir et pouvoir.

Entre plaisir sexuel et pouvoir, entre pouvoir sexuel et plaisir – entre sexe, pouvoir et plaisir. (C'est là l'essence du fameux « principe de plaisir » qui fait de la seconde partie de son titre un petit éperon accrocheur, une énigme sucrée qu'il faut absolument qu'on éclaire.)


A la lecture de l'article, j'ai tout de suite pensé à un chapitre de la King Kong théorie de Virginie Despentes, à l'un Jessica-Rabbit.jpgdes passages qui m'avait le plus interpelée, le plus bousculée, laissée le plus perplexe et pleine de questions que je n'aurais pas posées de ma place, auxquelles il m'était impossible de répondre, depuis ma place, parce que tout cela – ce continent, du pouvoir du sexe – est très éloigné de moi (de ma position de genre, de ma sexualité, de ma vie).

 

Il s'agit du chapitre « coucher avec l'ennemi », dans lequel Despentes raconte son expérience de travailleuse du sexe. Et ce passage, plus précisément, dans lequel elle relate sa transformation, son effet sur les autres, et la façon dont elle a ressenti l'une et l'autre :

 

« La première fois que je sors en jupe courte et en talons hauts. La révolution tient à quelques accessoires. […] Les Américaines, quand elles témoignent de leurs expériences de « travailleuses du sexe », aiment à employer le terme « empowerment », une montée de puissance. […] J'étais jusqu'alors une meuf quasiment transparente, cheveux courts et baskets sales, brusquement je devenais une créature du vice. Trop classe. Ça faisait penser à Wonder Woman qui tournicote dans sa cabine téléphonique et en ressort en superhéroïne, toute cette affaire, c'était marrant. […] L'effet que ça faisait à beaucoup d'hommes était quasiment hypnotique. Entrer dans les magasins, dans le métro, traverser une rue, s'asseoir dans un bar. Partout, attirer les regards d'affamés, être incroyablement présente. Détentrice d'un trésor furieusement convoité, mon entrecuisse, mes seins, l'accès à mon corps prenait une importance extrême. Et il n'y a pas que les obsédés à qui ça faisait cet effet. Ça intéresse presque tout le monde, une femme qui prend l'allure d'une pute. J'étais devenue un jouet géant. […] Ce processus m'a fascinée, au début. Moi qui m'était toujours contrefoutue des trucs de filles, je me suis passionnée pour les talons aiguilles, la lingerie fine et les tailleurs. […] Ça m'a plu, dans un premier temps, de devenir cette autre fille-là. […] Immédiatement, dès le costume d'hyperféminité enfilé : changement d'assurance, comme après une ligne de coke. » (pp. 67-69)

 

Tout ceci pose, il me semble, au moins trois questions, qu'on pourrait formuler comme cela....

Quels rapports entretient le féminisme...

- aux attributs traditionnels de la féminité ?

- à la relation de séduction (des hommes par les femmes) ?

- à la sexualité hétérosexuelle ?

 

                                                                                         *  *  *  *  *  *  *  *  *

 

J'arrête là ce post, j'ai l'impression de m'être répétée et embrouillée (le titre de l'article il tape hein ? bon, le contenu est pas super à la hauteur ) ; mais je ferai d'autres nœuds sur le même thème dans le suivant....

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15 février 2012 3 15 /02 /février /2012 10:32

  Il me semble que les écrits féministes anglo-saxons nous déconcertent souvent, nous autres petit.e.s frenchies, en raison d'un double ancrage, des auteures dans la littérature et le champ des études littéraires, des textes eux-mêmes dans les vies concrètes de leurs auteures.

 

[ Alors voilà, cette phrase, au dessus, je vous la mets parce que j'ai passé UNE HEURE à l'écrire. (Pour de vrai, une heure.) Au bout de l'heure (dite), j'étais toute cassée, du dos, de la tête, et du moral – me suis dit que j'y arriverais jamais, et que quoi, j'avais plus de neurone fonctionnelle, c'était plus la peine d'essayer, mon crâne ne ressemblait plus à rien.

C'est dur, des fois, d'écrire.......... ]

 

Beverly Guy-Sheftall a fait sa thèse sur Faulkner,  Audre Lorde était poétesse, Gayatri Spivak est professeure de littérature comparée, tout comme Ebba Witt-Brattström en Suède, Judith Butler est prof de rhétorique et de littérature...

Je ne sais pas si mon idée, d'ancrages disciplinaires différents, en France et ailleurs (aux États-Unis principalement), est exacte ou non (les féministes françaises seraient davantage sociologues, philosophes et historiennes, les états-uniennes spécialistes de littérature) ; il m'a semblé que... mais peut-être je me trompe. Quand on cherche sur theses.fr on trouve aussi tout un tas de thèses de lettres, et sur le net on tombe aussi sur ça... Peut-être peut-on dire que les grandes figures de la pensée féministe française sont davantage...

  Bon, je dirais juste que je suis habituée à la lecture de textes féministes écrits de mains de sociologues, principalement, d'historiennes et philosophes parfois, et que cette habitude entre sans doute pour une part dans le sentiment de légère ébriété que je ressens face au texte de Laura Alexandra Harris.

 

Une autre chose, qui déstabilise : le timbre de cette voix qui parle, qu'on entend distinctement, derrière laquelle on entrevoit une vraie personne, avec des goûts musicaux, des souvenirs d'enfance, une admiration pour sa mère, des copines avec qui sortir en boîte, des désirs, des peurs, des envies, des doutes – une auteure scientifique qui est aussi une personne vivant dans le monde, et qui parle en tant que telle.

 

Laura Alexandra Harris se propose d'expliciter son programme de féminisme noir-queer « en explorant [ses] propres significations » (p.177). En d'autres termes, elle se prend elle-même pour terrain. (C'est gonflé. D'ailleurs, ça lui fait un peu peur : « je meurs d'angoisse à l'idée de verser mon corps et mes désirs au débat » (p.183)). Elle veut « inclure [ce projet féministe] dans [sa] propre trajectoire autobiographique » : « en présentant un moi, le mien, je compte en fait exposer en quoi la conjonction queer-noire-féministe est utile, dès lors qu'on la comprend comme une stratégie. » (p.183) (Bon, le coup de la stratégie, j'avoue, j'ai pas bien pigé.)

 

diana.jpgDans la deuxième des six parties de son texte, elle évoque son adolescence, et ce qu'a signifié pour elle, alors, être féministe. Le début de cette partie (p.185 et suivantes) est saisissant ; j'adore ce passage. Le côté fascinant de son récit est renforcé par le contraste avec la fin de la première partie : on passe, à la faveur d'un saut de paragraphe, d'un texte sec, lourd, plein de catégories et de relations logiques compliquées, d'un bloc de concepts arides et noueux, à ça : « j'ai grandi en me nourrissant des versions commerciales et populaires du féminisme de la décennie 1970. Pendant des années je me suis vue comme une féministe, et si je ne sais plus très bien ce que ça impliquait au juste, il s'agissait, j'en suis sûre, d'être sexy. »

 

D'un coup, toutes les promesses du titre de l'article semblent devoir se réaliser... On se dit qu'on va lire ici ce qu'on n'a encore jamais lu ailleurs.

 

Dans cette deuxième partie, donc, Laura A. Harris parle de sa propre jeunesse. Dans la troisième partie, elle se centre sur sa mère, parce que « [sa] mère et ses copines furent pour [elle] des exemples féministes » (p.193). Dans la quatrième partie, elle élargit encore le champ, et fait entrer dans son récit d'autres femmes de sa famille : sa grand-mère, ses tantes, et celle qu'elle appelle sa tante-cousine. Dans la cinquième et avant-dernière elle revient à sa mère. Seules les premières et dernières parties de son article ne comportent pas de morceaux de récits autobiographiques proprement dits.

 

On apprend au fil de l'article que la mère de l'auteure est une migrante, qui se définit elle-même comme « napolitaine », et a épousé en 1957 aux États-Unis un homme brun de peau. Harris elle-même se décrit comme noire mais claire, d'une nuance de peau qui « selon le temps qu'il fait […] passe du papier mâché clair à un olivâtre plus séduisant » (p.199). Elle évoque « les tensions raciales si sensibles dans cette famille, en dépit, ou à cause, du fait qu'elle rassemble toute la gamme des couleurs de peau » (p.201). Les réflexions sur la couleur de peau et la race traversent l'article de part en part. Selon une très jolie formule, Harris évoque « le rapport entre la couleur et le silence aux États-Unis » (p.201), et explicite les liens complexes entre race et sexualité.

 

On apprend encore que la jeune Laura était fan de Cher, lisait Le Complexe d'Icare, Les Joies du Sexe et xaviera.jpgXaviera Hollander, écoutait Helen Reddy et regardait Mahogany. Que sa mère et ses copines portaient des talons hauts, étaient décolletées, maquillées et parfumées. Qu'elles sortaient en boîte et allaient au bowling « en quête de possibles exploits sexuels » (p.194).

 

On apprend véritablement plein de choses sur la vie de Laura A. H. et de sa mère, plein de choses sur leurs désirs, leurs plaisirs, la façon dont elles vivent et ce à quoi elles aspirent ou aspiraient.

 

En quoi ce récit entre-t-il dans la réflexion de Harris sur le féminisme noir-queer ?

 

La jeune Laura Alexandra d'une part, sa mère et ses copines d'autre part, n'auraient certainement pas été décrites comme féministes par les féministes « en chair et en os » (pp.186 et 187) de l'époque (et sans doute pas beaucoup plus par un bon nombre des féministes d'aujourd'hui). Pourtant, Laura A.H. se vivait comme féministe, et elle veut, aujourd'hui, considérer sa mère (et ses copines) comme des figures féministes. La question qu'elle se pose donc, et qui sert de moteur à sa réflexion dans cet article, est la suivante : comment redéfinir le féminisme, de telle façon qu'il puisse intégrer ces expériences, et non plus les rejeter hors de lui ?

 

« Je ne veux pas qu'on rééduque mon féminisme. Au lieu d'interpréter mon histoire comme a-féministe, il me paraît plus productif d'essayer de déterminer quel courant du féminisme a contribué à forger mon expérience. » (p.188)

 

« J'ai besoin d'affirmer mon passé féministe pour l'avenir, pas de m'entendre dire que je n'en ai jamais eu, et cela impose de reconfigurer le féminisme afin d'y inclure ce passé et de définir cet avenir. Souvent, cela oblige à reconnaître des femmes dont les voix ne se sont pas exprimées dans le féminisme, dont les choix politiques ne sont pas conformes au canon féministe. » (p.199)

 

« Ma recherche du plaisir m'invite à trouver féministe l'identité de ma mère, en raison de son ethnicité, de ses infractions interraciales, de sa classe et de sa sexualité. Plutôt que de la taxer d'antiféministe sous prétexte qu'elle participait à sa propre oppression, je préfère décrire son féminisme à elle, tel qu'elle l'a mis en pratique. » (pp.206-207)

 

 

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7 février 2012 2 07 /02 /février /2012 20:23

  J'aimerais vous parler dans ce post et les suivants d'un article de Laura Alexandra Harris qui m'a donné bien du fil à retordre.

 

Il s'agit d'un article publié originellement en anglais en 1996 dans the Feminist Review, et dont la traduction française est parue en 2008 dans le recueil de textes dirigé par Elsa Dorlin : Black feminism, anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000. La traduction est d'Oristelle Bonis, directrice des éditions iXe qui a traduit de nombreux autres textes de féministes anglophones (et qui traduit, dans ce même recueil, un article de Barbara Smith).

 

blac.gifLaura Alexandra Harris est professeure associée au Pitzer College à Los Angeles, en English, World Literature, and Black Studies,et on peut voir ici une jolie petite photo d'elle avec un béret (on peut aussi accessoirement lire son CV).

 

J'avais acheté ce chouette bouquin pas longtemps après sa sortie, il me semble ; j'en avais lu l'introduction avec une attention amoureuse, puis des bouts, de ci, de là (parce que je lis 16 bouquins en même temps sans en lire vraiment aucun et que c'est très mal) (enfin je lisais parce que maintenant je lis plutôt 0,6 bouquins en même temps sans en lire vraiment aucun) :| Sérieux comme un pape

 

Cet article m'a intrigué à cause de son titre : Féminisme noir-queer : le principe de plaisir.

(Je me suis dit : ah, je vais apprendre plein de trucs et ça va être croustillant.) Je l'ai lu tout du long avec une sorte d'attention flottante, parce que je pigeais pas grand chose, et il m'en est resté une impression tout à fois de confusion, de complexité et d'un petit quelque chose qui piquait ma curiosité (le principe de plaisir, sans doute). J'avais noté dans un coin de ma tête qu'il fallait que j'y retourne.

 

J'y suis donc retournée ces jours derniers.

 

Je vous livre ici le résultat du laborieux travail de débroussaillage que j'ai mené en m'affrontant à ce texte touffu, à la limite de la forêt vierge.

 

Six éléments m'ont semblé marquants, dans cet article :

- son aspect brouillon, son style et son ton très singuliers,

- la place que l'auteure accorde à l'analyse de sa propre histoire personnelle et familiale,

- son anti-élitisme et ses références à la culture populaire,

- pour le fond, l'explicitation du statut de la sexualité des femmes noires,

- le lien établi entre plaisir et pouvoir et ce qu'on pourrait hâtivement qualifier de position « pro-sexe »,

- et enfin le rôle donné, dans l'analyse, à la propre position singulière de l'auteure, noire mais claire de peau, lesbienne mais fem -

(ces six éléments étant tous ou presque tous liés). laura harris

 

Ce texte est formellement très étrange (pour moi). La première chose qui me frappe (et me perturbe...) est son caractère brouillon : impossible d'y repérer un quelconque plan, malgré les chiffres romains qui le découpent en six tranches distinctes ; sa lecture donne l'impression d'un va-et-vient, de cercles, de zigzagues, d'une balade en liberté dans un bois de concepts et témoignages accrochés les uns sur les autres ; le cheminement de sa pensée ressemble plus à un numéro de patinage artistique qu'à une course de ski de fond.

Comme s'il m'avait fallu, pour y voir clair, faire l'inventaire de tout ce qui était dit là pour tenter ensuite de le trier en petits paquets de significations.


J'ai dû lire cet article plusieurs fois. La première fois, ces 42 pages m'ont fait l'effet d'un texte-fleuve très attirant mais franchement confusant ; la troisième, j'avais envie de recopier une phrase sur deux. Des idées reviennent, qui sont floues au début, se précisent peu à peu ; la première fois qu'on les rencontre on les regarde de travers ou on les ignore parce qu'elles parlent en novlangue, la deuxième, troisième, quatrième fois, on les reconnaît comme des copines et des repères et on est content d'avoir pigé quelque chose.

 

Ce qui est amusant, c'est qu'Harris revendique l'anti-élitisme de son positionnement. Elle cite bell hooks, qui« défend une pratique féministe où la participation n'est pas subordonnée au niveau d'instruction - perspective qui oriente aussi tout cet essai », écrit-elle (p.198).

 

Ce n'est pas forcément si contradictoire que ça en a l'air.

D'abord, parce que la « pratique féministe » que bell hooks et Harris défendent n'implique peut-être pas de lire cet essai.

Ensuite, parce que d'autres que moi trouveraient sans doute cet article beaucoup plus accessible qu'il m'apparaît (à moi, avec mon besoin névrotique de plan, de structure, d'argumentation logico-déductive...).

Enfin, parce que l'anti-élitisme de Harris transparaît bien dans le style (décalé) de cet article.

 

Ce texte est en effet un mélange étonnant de phrases longues et très complexes, à la limite du lourd, saturées de concepts, et de saillies surprenantes lancées sur un tout autre ton : « c'est un sujet dont on parle souvent en boîte, mes copines et moi » (p.182), « prenons la représentation par Disney des amours de Pocahontas avec cette espèce de blanc dégueulasse » (p.192) (par exemple).

La deuxième phrase de l'article est à la fois franchement marrante et assez représentative de ce mélange ; Harris y explicite son projet comme suit : « D'un trait hardi, aplanir le terrain broussailleux où plaisir et politique s'enchevêtrent dans la théorie féministe, la théorie féministe noire et la théorie queer, en posant, fût-ce un bref instant maniaque, que leur triple signification est directement égale à la valeur de la chanson pop-féministe de Janet Jackson, "You might think I'm crazy but I'm serious." » (p.177)

 

Certaines phrases pourraient, seules, être méditées pendant des heures (et tenir lieu de sujets de dissertation pour un devoir sur table de queer de 4 heures) : « Une pratique féministe noire-queer exige de marquer la race et la classe par rapport au désir, et elle révèle que l'histoire du désir est toujours nécessairement un texte écrit sur la race et sur la classe, quelle que soit par ailleurs la manière dont il est encodé dans l'oppression de genre. » (p.192) (j'ajouterais : et inversement). /:) Froncement de sourcils

Tandis que d'autres pages sont entièrement rédigées sur un ton décontracté, qui tranche avec le ton auquel l'université nous a habitué. Laura Alexandra nous fait même plein de blagues. Une large place est accordée au récit autobiographique, ce qui fait de nous une pote écoutant les confidences d'une autre pote, et à la culture populaire - ce qui renforce ce sentiment de connivence (on discute à la cool).

 

Un bien joli petit OVNI queer, en somme. Que je m'en vais vous conter plus avant dans la suite.

 

jungle sunset

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27 janvier 2012 5 27 /01 /janvier /2012 21:49

  Je reviens, sept mois après ce dernier article.

Enfin, la méduse revient... avec ses petits filaments tout poisseux


Voilà, j'ai disparu tout ce temps, parce qu'un petit phénomène – matériel météorologique et événementiel – a mangé tout mon temps, ou presque. C'est marrant, parce que le dernier article posté ici l'a été le 27 juin 2011, et c'est le hasard, en fait - mais c'est très exactement ce jour-là que le phénomène a débarqué, à 16h59.


J'ai décidé de faire une chose que je ne fais pas d'habitude sur la méduse : raconter ma vie.

Je n'ai pas ouvert la méduse pour ça, et je ne le ferai plus ensuite.

Seulement, là, une fois, après ce trou de sept mois qui est déjà une anormalité sur le mollusque, j'ai comme envie de déballer, dans ce grand article qui promet d'être sacrément désordonné, déballer les choses – petites grandes tordues douloureuses fraîches ou intestines – toutes ces choses, ces pensées, ces épreuves, qui me sont venues.

Pour en quelque sorte rendre raison de ce trou de sept mois.


Et aussi parce que bon, comme a dit un jour une bloggeuse de mes amies – ton blog, c'est chez toi hein, tu peux y coller ce que tu veux... Alors raconter sa vie ma foi, pourquoi pas, si ça nous chante. Et alors.


Non seulement je vais raconter ma vie, mais en plus, je vais le faire n'importe comment, voilà – en gros blocs de textes pas articulés, en fleuve, en logorrhée, en chantier, en pas fini, en qui mène nulle part. Tant pis.

 

 

* * * * * * *

 

Je n'ai pas lu de littérature sur ce thème (faire / avoir un enfant, être parente), il doit assurément y en avoir un bon monticule – et des choses à méditer. Si - j'ai tout de même lu la Femme gelée d'Annie Ernaux – ça mériterait un petit article, tiens, en plus de celui-là – le faire-des-enfants dans la vie d'Ernaux (ou de sa narratrice)...

 

J'ai aimé lire cet article récent de Mona Chollet sur le film « 17 filles » :

 

[ « On reste néanmoins perplexe : subversive, la maternité ? Si 17 filles peut défendre cette thèse, c’est que, en tant que film français de bon goût, il évacue résolument toute la culture populaire dont notre monde est baigné ; c’est-à-dire la culture où apparaît de façon flagrante la survalorisation de la maternité, pour ne pas dire sa valorisation exclusive, qui reste aujourd’hui dominante dans de larges pans de la société. » […] « lorsque tout votre environnement culturel vous martèle que le rôle de mère est « le plus beau » qu’une femme puisse endosser - non pas un beau rôle parmi d’autres, mais le plus beau -, il y a une certaine logique à vouloir zapper les autres étapes. Autant accéder tout de suite à ce statut censé vous apporter toute la considération que vous pouvez espérer et mettre un peu de sel et d’action dans votre existence, en vous dispensant de les chercher ailleurs - ou aussi ailleurs. »]

 

Dans le film Les témoins d'André Téchiné, Emmanuelle Béart interprète une femme qui laisse pleurer son bébé pendant des heures en se mettant des boules Quiès pour pouvoir travailler, et qui dit ensuite au père de l'enfant qu'elle ne doit pas être faite pour être mère, qu'elle ne pouvait pas le savoir avant de le devenir, mais que se transformer en baleine pendant neuf mois puis ne plus dormir de la nuit pendant les mois qui suivent c'est vraiment pas son truc – j'ai beaucoup aimé cette facette du personnage qu'elle incarne, d'une part parce que l'on voit rarement de telles scènes au cinéma, d'autre part parce que ce qui pourrait être taxé de comportement de « mauvaise mère » n'est pas au centre du récit, n'est pas réellement traité comme un problème, ça se passe comme ça, et puis c'est tout, puis c'est pas si grave, puis le bébé n'en meurt pas, ni n'en devient psychopathe ou autiste – juste Béart rame et gueule - voilà.

 

J'aime beaucoup cet article de Clémentine Autain sur son blog – pas révolutionnaire, mais carré, clair, et juste, je trouve.

 

Puis cet article (qui n'est plus en libre accès...) de Virginie Descoutures sur SciencesHumaines.com, super intéressant, sur « le quotidien des mères lesbiennes » : où l'on apprend que la figure du père, et la référence à la « vraie » famille, reste très prégnante (« un papa c'est important », il faut savoir « d'où l'on vient »), que les mères non biologiques, « moins femmes que les vraies femmes parce qu’homosexuelles, moins mères que les vraies mères parce que sans lien biologique avec leur enfant et sans statut juridique pour pallier cette carence, [...] risquent de voir leurs compétences parentales sans cesse remises en cause », et que les tâches domestiques sont le plus souvent inégalement réparties entre les deux mères. L'auteure conclut qu'« une action sur les normes s’opère [...] du seul fait que l’existence de ces familles introduit dans les relations qu’elles engagent au quotidien avec le reste de la société une redéfinition des possibles. »

 

* * *

 

Je sais qu'une grossesse peut être physiquement vécue comme un effroyable empèsement - comme si on t'engluait dans quatre tonnes de goudron-béton, qui t'écrasent et te figent ; tout devient lourd, lent, pénible, fatigant. Moi perso j'avais plutôt l'impression de couver une bulle d'air, vaguement volumineuse, un peu fragile.


J'ai pu expérimenter les mille signes de la valorisation sociale de la grossesse et de la maternité. Ébahie et dérangée par ce mot (passe-partout) qu'on m'a répété pendant des mois : félicitations. Mais félicitations pour quoi ? (« Et les autres... je ne vous dis pas bravo ! » )


Je sais qu'un accouchement peut être une grosse épreuve de trash et de sang ; je trouve ce récit d'Agnès Maillard effrayant et précieux - il dit toute l'infinie violence que peut constituer un accouchement médicalisé.

 
(extraits)

"Mon corps ne m'appartient plus, il est une extension anonyme du grand corps médical tout puissant. […]
La salle de travail est purement fonctionnelle et pensée pour faciliter le travail du plateau technique. Nous y sommes des intrus. C'est un hall de gare dont les portes battantes laissent parfois passer une petite foule en blouse de couleur qui vient s'informer sans aucune forme de civilité de l'état de ma dilatation et qui commente cette violation de ma chair intime avec la même indifférence que si j'étais un objet. […]
Mon corps entier vibre d'indignation contre le traitement qui lui est infligé. […]
Je suis en train de m'éloigner de toute cette souffrance et je ne me rends même plus compte que c'est moi qui suis en train de hurler comme une bête blessée. […]
J'ai seulement peur. Par flash confus, je me rends compte que je vais mourir. Je pousse, je pousse, à m'en déchirer les entrailles, mais il n'y a plus rien, plus de jus. Je crois bien que la sage-femme m'engueule. Puis, après un temps flou et indéterminé, je vois les bottes blanches de l'obstétricien emplir mon champ de vision. Ce sont les mêmes que celles que chaussent les ouvriers dans les abattoirs à canards. On a glissé un seau à la verticale de mes fesses pour y recueillir tous les fluides qui s'écoulent abondamment de moi. L'homme est en train de monter bruyamment une sorte de gros couvert à salade. Qu'il enfonce sans préavis dans mon sexe pour y chercher la tête de ma fille. J'ai l'impression d'être écartelée. Quelqu'un pose une petite chose vagissante sur ma poitrine lourde et tendue comme un tambour, mais mes bras sont tellement faibles que je n'arrive pas à la tenir. Je cherche du regard quelqu'un pour m'aider, mais déjà, tout le monde s'affaire sur autre chose. C'est finalement son père, pâle, ravagé, en état de choc, qui aura la présence d'esprit de me tenir le coude pour que je ne laisse pas échapper mon enfant par terre, du haut de mon étroit lit de souffrance. Je devrais être heureuse. J'ai juste froid et envie de pleurer. Voilà tout ce qui reste de ce qui aurait pourtant dû être le beau jour de notre vie."


De mon côté les médecins/doctoresses et tout le corps médical, je les ai vus et revus - j'ai dormi avec (quoi que pas dans le même lit)... Moi qui ne suis pas pote avec eux, pourtant : je ne l'ai pas mal vécu. Pourquoi ?

J'ai détesté les médecins pendant des années parce qu'ils me disaient mon anormalité, ils me jugeaient avec leurs airs condescendants, j'en avais peur, et en même je les haïssais, ils me dominaient - j'étais la petite chose révoltée dépenaillée et ridicule, avec qui ils avaient envie d'être gentils parfois (et d'autres fois ils s'en foutaient) ; j'étais l'échec répété, j'étais le cas pas grave mais atypique, la déformée. Plus tard j'allais les voir pour ma gorge ou mon mal de bide, et j'avais les mains moites dans la salle d'attente - qu'allaient-ils penser de ma maladie toute petite, ils allaient se foutre de moi, je n'aurais jamais dû venir, je n'avais pas assez mal c'est certain - le souci de mon bien-être était ridicule. ILLEGITIME.

Là (terrible de reconnaître et d'écrire ça) : j'avais RAISON d'être là, c'était BIEN : j'étais ENCEINTE. J'avais tous les droits d'aller voir les médecins, et en plus, ce n'était même pas pour moi. Fantastique cette légitimité d'être-au-monde qui te vient quand ce n'est plus pour toi, mais - comble du bon droit - pour un BEBE. Un ENFANT. (Protéger. Prendre soin. Prendre tous les soins. Les précautions.) (Tu deviens quelqu'un de bien en croûtant toute la journée dans un canapé - mais sans manger de chips, quand même.)


L'accouchement. Est-une expérience unique, magique ? pfff... non, c'est une expérience qui peut être vécue de douzaines de façons différentes... (comme tout ? certainement...) C'est un truc étrange comme un truc qu'on fait pour la première fois - comme d'aller pour la première fois dans un restaurant à nouilles (ça c'est pour le côté social du truc : les codes, les gens, les lieux, le mode d'emploi), ou comme la première fois de ta vie que tu vomis (pour le côté physiologique et sensuel - c'est vrai, la toute première fois, tu trouves ça étrange, non, comme expérience, vomir ??) Le côté "magique" provient exclusivement de la saturation de significations sociales et culturelles de ce fait – accoucher /faire-voir naître. [Des fois je me demande quelle est la différence entre "social" et "culturel", genre dans cette phrase, là.... Bon, tant pis.]

Bien sûr il y a des récits de ce fait/cette expérience dépouillés de toute magie (heureusement ils existent) : on l'on raconte qu'un truc vaguement dégueu, un petit tas de chair, rouge, sort de soi comme un étron.


Donc. Le sang les cris le trash, ou bien : cet être brun un peu mouillé qui sort de moi comme un petit suppositoire bien huilé, sans faire de bruit, doucement, presque (calmement) - après qu'on se soit bien bidonné avec la sage-femme et ses copines, parce que j'avais manqué de me péter la gueule de mon lit dans le bassin.


Bref. Pas d'expérience unificatrice vécue par la troupe de toutes ces femmes-qui-ont-accouché.


(J'écris quoi là au fait, avec mes histoires de diversité-de-l'expérience-vécue ?... Ah oui. L'idée, c'est ce truc du corps-vécu-mâle qui serait essentiellement différent du corps-vécu-femelle. Bon, j'y crois pas. Je ne crois pas qu'il y ait cette barrière, là, essentielle, radicale, objective, en soi... (je rajoute des adjectifs ou c'est bon ?) Et même pas entre les mâles et les femelles-ayant-accouché : pas d'expérience ultime de l'enfantement, irréductible, blablabla... Façon genrée d'habiter son corps, oui (bien sûr), dressage des corps. Donnée irréductible de la matière ? Je dirais que sans doute, davantage que le caractère sexué du corps, ce qui peut dresser non pas une barrière, une frontière, entre deux types de corps-vécus, mais ordonner une sorte de palette, un kaléidoscope, un herbier, .... ce serait d'une part la corpulence, d'autre part la maladie. (Bon, c'est mon opinion à moi que j'ai. D'autres propositions ?))

 

* * *


Évidemment élever cet enfant de façon féministe représente maintenant l'un des buts de ma vie........ Élever un enfant de façon féministe ; élever une fille de façon féministe. Ça creuse des tunnels dans ma tête.

Pour une part, c'est facile : les jouets, les vêtements, les discours explicites qu'on lui tient - fastoche. Restent deux grands océans : le monde (tout ce qui nous échappe, toutes ces petites mains connues et inconnues qui vont modeler sa tête de piaf), et puis, tout ce qui nous échappe à nous, dans notre propre comportement, dans nos paroles, dans ce qu'on est, dans notre organisation plus ou moins contrainte, dans les choix que l'on fait à moitié, dans toutes nos erreurs..... dans notre corps et notre cerveau dressés-genrés, parce que je suis bien un petit château de sable genré, parce que je suis imbibée, parce que j'essaie de m'essorer mais c'est pas simple....

 

Ne pas filliser ce bébé, zapper l'étape de l'étiquetage - que ça reste le plus longtemps possible un bébé neutron - on a quelques techniques pour développer ça : éviter le rose, les robes, les trucs dans les cheveux. Je fais gaffe à ce que je lui dis : qu'elle a des biscottos, qu'elle est costaud, courageuse. Je l'affuble de petits surnoms féminins et masculins.

J'appréhende la période princesse - pour moi, ça sera Finemouche sinon rien. Faire exister dans son petit monde autant de couples hétéro que de couples homos - que ça soit aussi réel, concret, vivace, dans son petit univers d'images et de représentations, même si ça ne tiendra pas longtemps devant l'effroyable vague d'hétéronormativité du grand monde extérieur... (Je pourrai recustomiser tous ses bouquins : écrire dans les marges et coller des bouts de photos et de dessins de partout pour déshétéronormer toutes les histoires.... Ou voter la parité : pour tout bouquin hétéro qui entre dans la maison, un bouquin homo. Et paf. Je sais, on va ramer... ben sinon on les écrit nous-mêmes....) Puis faudrait pas seulement des couples homos : aussi des personnes heureuses & épanouies sans être en couple ; des personnes qui vivent seules leurs vies et qui prennent leur panard, des personnes qui habitent ensemble parce qu'elles sont ami.e.s, des personnes qui habitent à trois (ben ouais), qui habitent en communautés, qui... enfin, d'autres modèles que petitoursbrunetsonpapaetsamaman, D'AUTRES MODELES.

 

* * *

 

Je n'emploie pas le terme "mère", quand je parle de moi (encore moins le mot "maman" quand on parle entre adultes : "je suis la maman d'une petite fille de..." - beurk) - je préfère être "parente". Un rôle de parente, ne pas être une parente trop nulle... Je vise l'indifférenciation maximale de notre présence auprès de cet enfant - à moi et à l'autre parent. (Pour ne pas dire "rôle". "Fonction".)
Différenciation des tâches :

la mère est davantage présente,

la mère en fait plus,

la mère s'occupe davantage des plus petits, le père des plus grands,la mère est plus douce (câline),

la mère rassure davantage quand l'enfant pleure / quand l'enfant pleure il réclame d'abord sa mère.
Je ne veux pas être fusionnelle avec cette enfant ; je ne veux pas que l'autre parent serve de "tiers séparateur" (me reviennent à l'esprit les frissons (de rage et d'horreur) qui m'avaient parcouru à la lecture de Badinter) ; je ne veux pas en faire plus ; je ne veux pas de cette asymétrie entre lui et moi qui fera que l'enfant me réclamera plus. Comment faire pour ne pas être cette "maman" ? (Où ranger toute notre socialisation genrée, qui façonne mon rapport aux enfants en général (et à celle-ci en particulier), et son rapport aux enfants et à cette enfant ?)

Les dés sont pipés dès le début - pas à cause de la grossesse (la belle affaire), pas à cause de la "nature", à cause du congé maternité - très social et institutionnel, celui-là. Sauf circonstances particulières (chômage, choix de non travail, travail à dom', VLV (very longues vacances).... tout ça), après ses petits 11 jours de congé paternité auquel il a droit s'il a pénis, et autres petites vacances si il/elle a de la chance, l'autre parent reprend le chemin de ses journées-à-plein-temps, et parent-qui-a-accouché se retrouve avec le petit machin du matin jusqu'au soir, dans un joli tête-à-tête, parfois poétique, parfois angoissant, étrange en tout cas - souvent addictif : je dis pas que la relation en soit particulièrement altérée, prenne un tour particulier (maternisant) du côté du petit être (j'en sais rien du tout, et en tout cas, je n'en ai rien vu : le machin que je couvais (de l'œil et du bras) ne manifestait aucun signe de reconnaissance - il se comportait de la même façon dans mes bras, dans les bras de l'autre parent, et dans les bras d'un/une qu'il n'avait jamais vu.e de sa courte vie ; ce qu'il voulait, c'était des bras - après, les bras de qui, il semblait s'en carrer comme de sa première chaussette.) Pas du côté du petit, donc, mais de mon côté, assurément : ma relation à lui prenait un tour bien particulier : un tour de poule, un tour qui me construisait (un peu) comme une mère, un tour qui me particularisait, qui fabriquait un peu de cette asymétrie entre moi et le papa. Qui a fait que quand, au bout de deux mois, je l'ai laissée à l'autre parent pendant deux heures trente pour prendre le métro (ô le monde extérieur !) pour aller dans des magasins (ô le monde extérieur !) (je sais, ça aurait été vachement plus classe d'aller au Louvre pour mes deux premières heures trente de liberté ) - je me suis trouvée dans un état de névrose aggravée - est-ce que ça va, est-ce que ça va, où elle est, qu'est-ce qu'elle fait, est-ce que ça va, est-ce que... je me sentais vide et ballante comme un manchot qui a perdu son œuf, toute stressée - je me suis dit : "en quoi suis-je en train de me transformer ???!!" En ça. En parente genrée frappée d'asymétrie. Paf. La honte.

Je vise l'indifférenciation maximale des tâches / rôles...

 

[ Cet article de Virginie Descoutures traite, donc, du partage du travail de soin aux enfants dans les couples de femmes. L'enquête qu'a menée la chercheuse montre que ce partage est rarement égalitaire : "on ne retrouve certes pas de couples où l’une "jouerait la femme" (en n’accomplissant que des tâches féminines) et l’autre "jouerait l’homme" (en se réservant le bricolage et le jardinage). Mais les femmes qui en font davantage sont généralement celles des deux membres du couple qui ont un revenu inférieur à celui de leur compagne et dont l’absence à l’extérieur du logement (sur le lieu de travail) est plus courte, du fait d’un temps partiel de travail." V. Descoutures note tout de même que les inégalités au sein des couples lesbiens sont globalement moins fortes que dans les couples hétérosexuels. L’explication vient peut-être, écrit-elle, du fait qu'elles sont "toutes deux soumises à l’obligation (renforcée par la suspicion liée à leur homosexualité) d’être une « bonne mère. »" ]

 

* * *


Ma socialisation comme fille / femme a fortement marqué la façon dont je gère mes émotions - dont je ne les gère pas, en fait, principalement . On pourrait dire que je suis très "émotive". Que ça monte vite, me submerge, que j'en mets partout. Là encore, mon indifférenciation des rôles en a pris un coup... faudrait d'abord voir à ne pas se construire en femme / homme pour ne pas se comporter en mère / père.... (ce qu'on peut, ce qu'on peut, faire ce qu'on peut....)

Ne pas construire ma fille comme fille.
(Vais-je me retrouver avec l'assistance sociale aux fesses ?)
"Toute différenciation est une hiérarchisation, tout acte de socialisation féminine est une amputation." (C'est une citation de personne, hein, juste un essai de voix - écouter comment cette phrase sonne, s'interroger.)

 

* * *


Quand j'étais enceinte, j'ai fait attention à ne pas utiliser le prénom du futur enfant pour parler du fœtus - parce que les fœtus ne sont pas des personnes, parce que sinon la pente est glissante.

 

(J'avais du mal, cependant, à neutraliser ce penchant en moi : le goût de la relation avec un être imaginaire. Parce que j'ai longtemps été animiste, j'ai passé de longues années à converser dans ma tête avec les petites cuillères, les chaussures et les oreillers qui m'entouraient. De là à tenir salon avec un petit paquet de gras dans son ventre, il n'y a qu'un pas.)

 

* * *


Il est évidemment important que toutes les femmes puissent faire le choix de ne pas avoir d'enfants : Clémentine Autain a super raison d'insister, dans un article sur la maternité, sur l'accès à la contraception et à l'avortement, sur l'urgence qu'il y a à se battre pour que les centres d'IVG restent ouverts et que les médecins continuent, plus nombreux, à pratiquer cet acte (on pourrait aussi parler des conditions d'accès à l'avortement et des conditions dans lesquelles cet acte est pratiqué).

Mais je pense qu'au-delà de cette affirmation, « toutes les femmes doivent pouvoir de pas avoir d'enfants », il faut s'interroger sur les conditions politiques du fait de ne pas avoir d'enfants (ou d'en avoir) ; sans doute beaucoup ne seront pas d'accord avec moi, mais je continue à penser, de façon bornée et totalement schizophrénique, qu'il est davantage féministe, dans notre société, d'exister comme femme sans enfant plutôt que comme femme avec enfant(s).

 

* * *

 

Je crois pouvoir écrire que j'ai vécu mes premiers mois avec cette enfant comme une épreuve sportive. Une épreuve d'endurance, qui mettrait au défi mes nerfs, ma patience, ma capacité de résistance à la fatigue physique et mentale.

Le plus changement le plus frappant dans ma vie, depuis l'arrivée de ce petit être, c'est l'engloutissement de mon temps. Un festin de temps au ralenti - le temps passé avec un bébé est un temps étrange : on ne fait (presque) rien, et ce rien remplit tout.

Tous les bébés ne se comportent pas de la même façon - et les adultes avec eux non plus (y aurait-il un lien entre les deux ?), et je sais bien que certains adultes parviennent à faire tout un tas de trucs en gardant un bébé (je le sais et ça m'émerveille) (si comme la narratrice de la Femme gelée j'avais dû préparer mon Capes de Lettres en gardant le koala, je pense que j'aurais bien fait marrer le jury). La mienne la nôtre [n'appartient à personne] est du genre petite sangsue à temps plein : pendant des semaines et des mois elle est restée perchée dans nos bras, comme le baron de Calvino dans son arbre, et de nos bras, du coup, on ne pouvait pas faire grand chose - toute la journée. Aujourd'hui elle consent à en descendre un peu si l'on ne s'éloigne pas plus d'un mètre pendant moins de quatre minutes (sieste y compris) (j'exagère à peine) - forcément, notre temps en est tout bouleversé.

En fervente adepte du constructivisme radical, je considère que rien dans son comportement ne lui vient de son gène numéro 4 ou de la position des étoiles dans le ciel - que tout lui vient de ce petit jeu de légos qui a commencé avec elle, et où ce qu'elle est se construit, progressivement, au rythme de ses interactions avec le monde, avec nous, avec moi aussi, au rythme de ses interprétations de toute cette bouillie... Alors si elle ne descend pas de nos bras (par exemple), c'est... c'est pourquoi ? Je ne maîtrise pas les règles de ce jeu - je n'ai aucune idée des conséquences de ce que je fais et ce que je ne fais pas, et de comment je le fais - c'est beaucoup trop compliqué... (savoir ce qu'il faut faire.... bien faire... (gouffre d'incertitudes...))

 

Quand elle est née, je me suis sentie dépassée par sa perfection : ce bébé était trop beau, trop parfait, c'était trop grand, trop ; parce que, sans doute, j'avais imaginé ce bébé prématuré et malade, ou trisomique.

A plusieurs reprises, durant les premiers mois, mes petits nerfs fragiles chargés à plein temps de me donner la figure d'une fille normale et enjouée ont craqué (comme la glace qui craque sous les pieds du pingouin), et je me suis vue, transformée en une flaque, qu'a dû éponger l'autre parent. (Un peu de honte, un peu de peur, beaucoup de honte, quelques hoquets, de la fatigue). Une incapacité à penser tout ça féministement. Le ressenti de ma honte et de ma culpabilité dépassaient largement les discours politiques féministes que j'aurais pu tenir à n'importe quelle femme à ma place et dans mon état d'éponge.

 

 

* * *


« La maternité est devenue l’expérience féminine incontournable, valorisée entre toutes : donner la vie, c’est fantastique. La propagande “pro-maternité” a rarement été aussi tapageuse. Foutage de gueule, méthode contemporaine et systématique de la double contrainte : “Faites des enfants c’est fantastique, vous vous sentirez plus femmes et accomplies que jamais”, mais faites-les dans une société en dégringolade, où le travail salarié est une condition de survie sociale, mais n’est garanti pour personne, et surtout pas pour les femmes. Enfantez dans des villes où le logement est précaire, où l’école démissionne, où les enfants sont soumis aux agressions mentales les plus vicieuses, via la pub, la télé, Internet, les marchands de soda et confrères. Sans enfant, pas de bonheur féminin, mais élever des gamins dans des conditions décentes sera quasiment impossible. Il faut, de toutes façons, que les femmes se sentent en échec. »
Virginie Despentes, King Kong Théorie

 

Ce n'est pas la même chose d'élever un enfant avec ou sans fric. Les conditions dans lesquelles on a un enfant en changent complètement la réalité – conditions de temps, de dépendance, de pauvreté.


(Sans enfant on a davantage de temps et d'argent ; avec, on a plus de reconnaissance et de gratifications sociales – AH : on a plus d'amour aussi .

Ça veut dire quoi, aimer un bébé ? C'est un truc étrange.)

 

* * *

 

Ce qui est le plus dur, pour moi, sans aucune hésitation : ses pleurs, ses cris, parfois ses hurlements. A tel point que la question « vais-je y arriver avec ce bébé ? » s'est vite traduite en « vais-je réussir à affronter ses crises de pleurs ? » Une épreuve terrible pour moi.

Éprouver son impuissance face à ce qu'on lit comme une immense détresse, une terreur. [ Je deviens aussi angoissée qu'elle, tendue comme une punaise, à vif, ses hurlements me plongent dans un état de nerf et finalement un désespoir profond. ]

Finalement je me dis qu'on pourrait proposer comme test ultime de personnalité aux gens qui partent dans l'espace ou dans un sous-marin et dont les nerfs doivent être d'acier d'affronter les trois heures trente que peut durer une crise de ce bébé.

 

C'est tellement fragile, un bébé, on peut le tuer fastoche, en quelques secondes. Avant qu'elle naisse, j'avais des flash, souvent : je la lâchais, elle tombait, elle passait par la fenêtre, se fracassait contre une table. C'est fou d'avoir la responsabilité d'une vie.

 

* * *

 

Pour essayer d'écrire un truc vaguement organisé (attendez les gars je chausse mes lunettes), je dirais que le fait d'avoir un enfant met en question et transforme notre rapport à trois éléments : dans cette expérience sont en jeu notre rapport au temps, au pouvoir, et aux normes.
Au temps, parce qu'un enfant aspire et fait des corn flakes de notre temps libre. [ Petite parenthèse : quand je parle de temps libre, ici, je parle en tant que moi et de ma classe... Parce que l'expérience que peut avoir du temps libre une femme certes sans enfant, mais employée dans une société de ménage (par exemple), qui a quatre tranches de ménage à faire dans la journée dans quatre lieux différents de la région parisienne, et qui rentre chez elle pour croûter sur son lit et essayer de vaguement reconstruire ses forces pour la journée d'après... est certainement fort différente de la mienne. ]

 

Aux normes, parce qu'avoir un/des enfants est un enjeu puissant de conformation sociale, en particulier pour les femmes.


Au pouvoir enfin parce que je trouve cet appel à contribution passé sur la liste Efigies pas con du tout – qui dit :

 

« Aujourd'hui, dans le monde entier, les humains vivent leurs premières dix-huit années sous un statut social particulier : le statut de mineur régit dans tous ses aspects la vie de 20 à 50% de l'humanité. Ce "minorat" est justifié par l'idée de nature : le caractère inabouti du développement corporel et mental des moins de dix-huit ans, leur manque constitutif de discernement censé en découler, nécessite de leur imposer un statut dérogatoire au droit commun (Delphy). Ils sont ainsi placés automatiquement sous tutelle soit de leurs géniteurs, soit d'adoptants, soit de "professionnels de l'enfance", salariés d'institutions spécialement dédiées à leur cas spécifique.

Cette même nature "d'enfants", d'"être en devenir", est censée impliquer que ces jeunes humains soit éduqués ("pour leur bien"), et pour ce faire contenus dans des familles, des foyers et des écoles, et soumis à un travail constant d'apprentissage. De fait, le "manque de discernement" qui leur est imputé a pour conséquence que la société retire aux "enfants" tout pouvoir effectif sur leur vie.

Peut-on développer une lecture politique, féministe, de ces rapports sociaux adultes/enfants si peu problématisés ? Peut-on légitimement analyser la condition des "enfants" en termes d'appropriation privée (familiale) et d'instrumentalisation sociale (éducative) ? Dans quelle mesure peut-on parler de domination adulte sur les enfants ? […] Cet atelier propose donc d'étudier un type de discrimination et de domination qui a été peu problématisé, de façon à faire émerger certaines de ses caractéristiques propres, son importance, et les liens tissés avec d'autres oppressions fondamentales ­ tout particulièrement les oppressions de genre. »

 

Décider « d'avoir un enfant » implique d'accepter d'exercer un pouvoir immense sur une autre personne. En particulier, de lui donner des ordres et de se donner tous les moyens de se faire obéir (persuasion, incitation, répression). Et ce « pour son bien », pendant des années. Ce n'est tout de même pas rien.

 

 

Ici, un article sur les usages de la maternité dans l'histoire du féminisme.

 

 

* * * * * * *

 

Au terme de cet article-fleuve un peu boueux, avec quelques cailloux et quelques crocodiles, je voulais juste dire que la méduse essaie de revenir. Elle n'a plus toutes ses neurones rangées dans le bon ordre, il semble, mais elle fera de son mieux. A son petit rythme de mollusque (qui ne fait pas ses nuits).

N'hésitez pas à écrire tous les commentaires qui vous passent par la tête :)

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27 juin 2011 1 27 /06 /juin /2011 06:10

  L'intervention d'Elsa Dorlin se centre dans un premier temps sur l'un des concepts clé de la pensée d'Hélène Rouch : celui de membrane (déjà éclairé par une intervenante précédente, Simone Bateman).


H-rouch-1.jpgCe véritable modèle de pensée élaboré par la chercheuse figure, dans une tradition philosophique et psychanalytique, le soi dans son rapport au monde et à l'autre (la membrane est à la fois frontière, et lieu d'échange et de circulation). Elle devient pour H. Rouch un schème, c'est-à-dire un outil au travers duquel elle va penser d'autres objets, en particulier le corps, en rendant intelligible sa matérialité : le corps devient dans la pensée de Rouch une membrane, elle-même composée de multiples membranes.

Cet outil conceptuel neuf permet de penser la matérialité non plus comme donné intangible et immuable, mais comme plasticité à la fois organique et historique. On décèle également dans le discours scientifique de Rouch sur la membrane des métaphores de genre, et au-delà, des métaphores politiques au sens large.


La membrane fournit en effet un contre-modèle pour penser l'identité. Les sciences biologiques sont travaillées en leur cœur par des mythologies sexistes, racistes et nationalistes, qui appréhendent l'identité à partir d'un schème unique : celui qui fait de tout élément étranger un élément pathogène dont l'intrusion déclenche des mécanismes de défense. Rouch s'intéresse de façon toute particulière à ce qu'elle désigne comme « la membrane des membranes », le placenta, dont elle ne conçoit pas le fonctionnement comme une exception mais comme la règle : mis en présence d'un élément étranger (le fœtus), la membrane placenta réagit en déployant des mécanismes d'échange, de communication et d'hybridité, et non des mécanismes agressifs de défense.

Hélène Rouch fait ainsi de la politique en utilisant la biologie, avec les modèles et schèmes déduits de la recherche biologique.

 

E. Dorlin énumère ensuite différents modèles d'intelligibilité de la gestation, qui relèvent tous de l'idéologie en tant qu'ils sont des appréhensions genrées de phénomènes biologiques. (C'est là que je m'emmêle un peu les pinceaux : je n'ai pas saisi ce que signifiaient certains modèles - je vous livre ce que je peux... .)

 

1. le modèle parasitaire (le fœtus comme sangsue) : un modèle en lien direct avec la fatigue que suscite pour une femme le fait d'être enceinte – le bébé à l'intérieur lui pompe son sang, sa bouffe, son oxygène, et son énergie... ;

2. le modèle surnuméraire de la monstruosité : l'apparition du fœtus est lue comme une prolifération de cellules surnuméraires, un corps se développe à l'intérieur d'un autre ;

3. le modèle fusionnel symbolique (dans cette veine idéologique, il faudra trancher ce processus fusionnel par un ordre symbolique, une « naissance sociale ») : mon corps reste mon corps, quand bien même il en produit un autre – cet autre reste moi-même (ce discours devient stratégique dans l'opposition au discours pro-life : même gestant, c'est bien de mon corps dont il s'agit) ;

4. le modèle antagonique, qu'Hélène Rouch développe particulièrement : la différence des sexes (mâle / femelle) fonctionne comme un prisme par lequel on pense la différence gestationnelle, le soi est clairement différencié de l'autre (pô compris) ;

5. le modèle agonistique, à la fois dominant dans le discours scientifique et excessivement peu diffusé dans le discours profane : la gestation est pensée sur le modèle de l'agression ; le corps doit se défendre, mais en même temps réussir à neutraliser ses propres défenses, afin que l'autre se puisse se développer ;

6. le modèle post-moderne du trouble, très proche de la pensée d'Hélène Rouch, développé par Donna Haraway (connais pô) ;

7. le modèle de la greffe, de l'intrus, de l'étranger ;

8. et enfin le modèle placentaire (celui que promeut Hélène Rouch) : le seul modèle explicatif qui, pour elle, restaure la complexité de la matérialité génératrice du corps.


louise_bourgeois_1.jpg

 

De cette typologie des modèles d'intelligibilité de la gestation, Elsa Dorlin tire deux constats.

Elle note en premier lieu la véritable prolifération de ces modèles, qui tranche avec la grande pauvreté des discours – comme si ces modèles de pensée tournaient à vide.

Elle souligne ensuite la contradiction manifeste entre le discours savant (dominé par le modèle de l'agression), et le discours profane, puisant d'emblée dans le registre moral et chantant béatement l'accueil du fœtus. Hélène Rouch considère que le discours savant gagnerait à se rapprocher du discours profane, en limitant ses références au schème « agression de l'autre / défense du soi ».


E. Dorlin estime, en miroir, qu'il serait féministement salutaire de produire un discours (profane) agonistique sur la gestation : on manque de discours sur le fait que la grossesse est un combat avec soi-même, des discours à même de restituer la négativité et la rage de l'expérience vécue de la gestation.

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22 juin 2011 3 22 /06 /juin /2011 06:10

  Universitaire et féministe, biologiste se penchant sur les sciences sociales, Hélène Rouch s'est intéressée à des problématiques que Natacha Chetcutti résume ainsi dans son article en forme d'hommage : « comment sortir du dilemme nature/construction sociale ? Entre sexe et genre : où est le corps ? Que peut le corps ? Où se place la matérialité du corps et son rapport à la norme sexuelle et à la règle hétérosexuelle ? Cherchant sans cesse toutes les combinaisons possibles entre féminisme matérialiste, lesbianisme politique et  apport des théories queer, puis post-moderne, Hélène a ouvert des questionnements sans cesse renouvelés sur le rapport entre sexe biologique, sexe social, norme hétérosexuelle reproductive et hétérosexualité dans le domaine de la biologie. »

 

rouch-2.gifCette « journée internationale autour des recherches d'Hélène Rouch » a été l'occasion de présenter un livre rassemblant des articles de la chercheuse, « Les corps, ces objets encombrants. Contribution à la critique féministe des sciences », aux éditions iXe.


Les thèmes abordés ce premier avril 2011 touchaient aux matérialismes, à la construction (ou non-construction) du sexe, à la reproduction, aux enjeux de l'utilisation du concept de genre, au modèle, central dans la pensée d'Hélène Rouch, de la membrane (en lien avec la science de l'immunologie et pour penser, en particulier, l'identité), aux corps féminins, et aux corps féminins en gestation.

En sont ressorties pour moi une grande curiosité pour son travail et l'envie de lire le recueil de ses articles, ainsi que de l'admiration pour une chercheuse que je ne connais pas mais que tant d'autres chercheuses semblent à ce point admirer – et ce, bien sûr, en dépit et au-delà de l'agacement qu'ont pu éveiller en moi les interventions de la matinée.

 

J'aimerais essayer de résumer ici la dernière prise de parole, celle d'Elsa Dorlin ; ce résumé sera un peu boiteux car je n'ai pas tout compris – j'écris donc ce que je saisis, et pose de petits points d'interrogation sur le reste.

 

Les circonstances de cette intervention étaient un poil surréalistes : résidant toujours aux États-Unis, où elle passait une année en tant que « Visiting Associate Professor of Critical Theory » à l'université de Berckeley, Elsa Dorlin nous est apparue comme un hologramme sur l'écran géant de l'auditorium. Les organisatrices de la journée ne savaient pas exactement quand E. Dorlin serait prête et quand la technique de pointe fonctionnerait précisément ; elles ont ainsi cherché à meubler jusqu'à ce que l'américaine se matérialise. Après qu'Ilana Löwy eut décalé sa conclusion sur les acquis de cette journée, il fut donc demandé à toutes les personnes ayant intervenu depuis le matin de se rassembler à la tribune, pour un dernier débat. Affairement, bruits de vestes et de stylos, strapontins qui s'ouvrent et se ferment, voilà enfin tout le monde installé, on s'attend, se regarde, s'interroge, se sourit – ok on peut y aller, va pour la première question...? (Le public, amusé, a l'impression d'assister à un ballet de chercheuses improvisé un chouïa anxieuses.) Et là PAF, juste à la seconde où l'on prend son souffle pour commencer, Elsa Dorlin apparaît, image immense, étirée, silencieuse et un peu crispée, au-dessus des têtes des danseuses de la tribune. C'était franchement rigolo, parce qu'Elsa Dorlin nous regardait, nous, public, mais les femmes de la tribune ne la voyaient pas – elle avait surgi dans leurs dos ; puis à cause de la taille démesurée de l'image, et donc de la figure de Dorlin – grande prêtresse de la journée d'hommage... Grande prêtresse au visage immense et en même temps un peu gênée, interrogative, décontenancée sans doute par la technique et l'éloignement.

(Pendant tout le temps de l'intervention, et ensuite, pour les questions, Elsa Dorlin est restée géante – ce qui laissait flotter une certaine impression d'irréalité (quasi mystique) dans la salle.)

 

L'une des premières interventions de la journée, celle de Rosi Braidotti (qui avait l'air vachement sympa  ) traitait des « matérialismes corporels de l'épistémologie féministe ». Dans la suite de la journée, comme j'en ai esquissé les irritantes lignes ici, il fut beaucoup question du « réel » et du « concret » (censés pointer la différence des sexes), auxquels était opposée, dans les discours, une sorte de nébuleuse conceptuelle, désignée par divers attributs et expressions : « paradis », « baguette magique », « annulation du réel », « plus spéculatif que réel », « abstraction », « futuribles », « désincarné ». Il me semble qu'au cœur de cette opposition (peut-être un peu rhétorique, ou mythologique...) se pose la question, là aussi, de la matière : la « force des faits », la « résistance du monde matériel » - opposées à l'épouvantail de Judith Butler ...


Elsa Dorlin part de la question de la matière pour aborder le travail d'Hélène Rouch : elle rappelle que cette matière est inextricablement construite par des rapports chimiques, physiques, techniques et politiques. L'oubli de la matière, la dématérialisation des corps qui a pour corollaire la déréalisation de la domination, constitue une accusation récurrente contre certaines constructions théoriques. Il ne suffit pas, selon Elsa Dorlin, de revendiquer la matérialité pour échapper à cette accusation, il faut la problématiser.

Il ne faut pas, en outre, chercher à sortir du dilemme « nature / construit », en tranchant pour l'une ou l'autre de ces positions, mais travailler dans cette tension.

C'est le programme qu'a suivi Hélène Rouch tout au long de son travail de recherche.

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Présentation

Où êtes-vous ?

Chez la méduse. Glânez comme bon vous semblera.
Vous trouverez ici de petits comptes-rendus de bouquins que j'ai lus (plus souvent de passages / chapitres), ou (plus rarement) de cours / séminaires / conférences auxquels j'ai assisté. (Je veillerai à user les citations avec modération, si !)
Ces petits topos seront situés : c'est moi qui parle, j'écrirai donc ce que j'ai compris / pas compris, ce que j'ai aimé, ce qui m'a intéressé, ce avec quoi je suis en désaccord, etc. Les réactions sont très bienvenues. Vous y trouverez aussi épisodiquement des récits - de choses vues, entendues, autour de moi.
Thèmes abordés chez la méduse : féminisme, théorie féministe, genre - militantisme, sciences sociales, racisme aussi (... etc.?)
Pour quelques explications sur la méduse qui change en pierre et vaque à son tas, vous trouverez un topo ici. D'avance merci pour vos lectures.

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