« The Master's Tools Will Never Dismantle the Master's House »: c'est sous ce titre qu'est repris le discours d'Audre Lorde dans le recueil « Sister outsider » (« Essays and speeches by Audre Lorde), paru initialement en 1984, qui rassemble quatorze articles au total. Cet ouvrage a été publié en français en 2003 aux éditions Mamamelis (« essais et propos d'Audre Lorde : sur la poésie, l'érotisme, le racisme, le sexisme »), si je ne me trompe pas c'est le seul livre de Lorde traduit en français aujourd'hui. Je ne dispose pour ma part que du texte en anglais ; c'est un texte court de quatre pages consultable ici.
Ce discours a été prononcé le 29 septembre 1979, lors d'une conférence sur le Deuxième sexe (« comments at « The Personal and the Political Panel », Second Sex Conference »), à la fin de laquelle Lorde devait intervenir sur le thème : « le rôle de la différence dans la vie des femmes américaines : différence de race, de sexualité, de classe et d'âge ».
Elle a certainement déstabilisé et surpris son auditoire en ne produisant pas la présentation académique, lisse et froidement universitaire qu'on attendait d'elle (que les personnes qui organisent et viennent assister à des conférences attendent généralement). Lorde a pris à partie avec véhémence les organisatrices de la conférence, et a ancré son propos sur la « différence » dans cette situation, dans cet événement scientifique et politique que constituait cette Second Sex Conference.
Elle reproche violemment aux personnes à l'origine de ces journées de donner une place étriquée à la fois aux femmes chercheuses Noires et / ou lesbiennes, et à la question de la Noirceur, de la race, du lesbianisme - de la différence plus généralement.
Il n'y a en effet que deux femmes Noires invitées à prendre la parole sur ces deux journées (elle et une autre chercheuse). Toutes les deux interviennent tout à la fin, durant la dernière heure.
La question qu'on lui demande de traiter, celle de la « différence », fait l'objet d'une sous-sous-partie de la conférence, mais n'apparaît pas dans toutes les autres, qui la précèdent. Comme si c'était un thème à part, séparé du reste, qui n'avait pas de lien et d'impact sur le féminisme en général. En outre, cantonner Audre Lorde comme femme Noire et lesbienne à cette « question », c'est supposer qu'elle n'a rien à dire sur tout le reste : comme femme « différente », elle n'a rien à dire sur l'existentialisme, sur l'érotisme, la puissance, l'hétérosexualité, etc.
Audre Lorde a donc bien rempli son contrat : elle a parlé de « la différence dans la vie des femmes américaines ».
La façon dont elle en a parlé (inattendue, non ordinaire ; avec colère, et en mettant en accusation des personnes présentes dans la salle) produit divers effets :
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cela lui permet, à elle comme personne et comme membre de la communauté intellectuelle, de s'affirmer, de dire sa colère, de s'alléger, d'aller mieux, de reprendre la part de pouvoir qu'on lui avait déniée en la considérant mal, en la cantonnant à la fin de la conférence et à « sa » question, « son » problème ;
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ça ébranle sans doute davantage l'auditoire que ne l'aurait fait une présentation en apparence extérieure à la situation, une présentation académique et moins chargée d'affects. Les personnes qui reçoivent sa colère peuvent, en réaction, se fermer à sa parole (« qu'est-ce qu'elle a celle-là, elle est complètement folle, elle réagit comme ça par fierté, elle délire, nous on n'a rien fait de mal » / « elle parle sous le coup de l'émotion, ce qu'elle dit là n'est pas sérieux » etc.), ou, au contraire, être poussées, par l'émotion qu'elles ont ressentie (surprise, inquiétude (quand la mécanique bien huilée d'une conférence sort de ses rails pour laisser paraître de l'affect), peur (du dérapage), honte (de n'avoir pas vu, d'agir mal agi, de ce que vont penser les autres), etc.), à se remettre plus profondément en cause, à s'autoanalyser. Le « choc » de l'affect peut être plus efficace, pour provoquer des changements, que le ronronnement de la présentation académique.
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Enfin, ce violent « retour à la réalité » que Lorde impose à l'auditoire, cette façon de leur remettre le nez dans la situation présente, souligne avec force la portée politique de la pratique scientifique, l'intrication de la pratique et de la théorie féministe. Le champ universitaire, comme le champ du militantisme, est traversé de rapports de pouvoir, et la façon dont la parole se distribue, dont les actrices et acteurs du champ sont considéré.e.s, traité.e.s, la façon (concrète, quotidienne) dont le savoir se constitue, est éminemment politique.
On ne peut pas construire un savoir et une pratique féministe en ignorant ou en méprisant la parole de certaines femmes, en entretenant des rapports de condescendance à leur égard, en reproduisant des relations racistes, en parlant à la place des autres, en opprimant une partie des femmes pour en « sauver » l'autre moitié ; le féminisme doit être construit féministement.
Je continue dans le prochain post mon exploration du discours d'Audre Lorde.