J'ausculte la seconde question soulevée par ma lecture de A leur corps défendant de Christine Détrez et Anne Simon. Ces deux chercheuses estiment, dans les premiers chapitres de leur première partie, que la façon dont les romancières femmes contemporaines mettent en mots la sexualité, loin de traduire une réelle libération des mœurs, conforte le rapport de domination de sexe.
D'abord, on l'a vu, parce qu'elles s'inscrivent dans les schèmes masculins d'énonciation du sexe.
Ensuite parce que la seule innovation qu'elles apportent est une inversion, et qu'une inversion, selon Détrez et Simon, n'est pas un affranchissement.
Chez Catherine Millet, par exemple, écrivent-elles, « l'innovation ne se situe en effet pas dans les structures de la relation sexuelle, mais plutôt dans la répartition des rôles entre homme et femme, puisque ce sont exactement les mêmes schémas narratifs que l'on retrouve, conjugués cette fois au féminin. » (p.37) Une innovation véritable et émancipatrice consisterait à inventer et mettre en scène des relations sexuelles profondément transformées, dans leurs structures même.
[Je n'adhère absolument pas à cette interprétation, pour moi la Catherine M. de son livre ne se comporte pas du tout comme un homme, il n'y a pas inversion – mais passons. ]
A quoi pourraient ressembler de telles relations, sexuelles mais aussi, pourrait-on ajouter, affectives et de couple ? On peut aller chercher par ici les nouvelles formes de sexualités, et (par exemple) chez Michel Foucault des outils pour penser de nouvelles formes de relations sociales, d'amour et d'affection.
Si je peux souscrire à cette aspiration à l'innovation, à l'invention, à l'ouverture des possibles, je reste néanmoins circonspecte quant aux conclusions de Simon et Détrez, quand elles affirment que l'inversion des rôles n'a aucune portée subversive. « La simple inversion des modèles garantit-elle leur affranchissement ? » (p.41) Non, répondent-elles de façon assez tranchée.
Elles s'appuient de manière très étrange à la fois sur Catherine Millet et sur Virginie Despentes pour illustrer leur propos sur les « mêmes schémas narratifs […] conjugés […] au féminin » (il me semble à moi que les personnages des deux romancières se sont justement pas du tout dans les mêmes « rôles », dans les mêmes « schémas narratifs », dans la même position vis-à-vis du pouvoir). A propos du roman « Baise-moi » de Despentes, elles écrivent : « l'homme devient un objet du désir féminin, que la femme traque et drague, un instrument pour son plaisir », ce qui rend compte pour elles d'une « structure inchangée » (p.38) du pouvoir.
Je ne suis pas certaine qu'un tel « retournement » (p.41) n'ait aucun effet, ou un effet stérile (ça existe, ça ? ) sur l'état des imaginaires, sur les représentations de soi, des autres, du genre, aucun effet sur les lectrices, sur les lecteurs, que cela ne fasse que conforter des « structures inchangées »... Même (allez carrément je me lance... ) je pense le contraire. Je pense que dans le réel comme dans les représentations et les productions culturelles, des personnes et des personnages assigné.e.s à un sexe qui se comportent selon les normes de l'autre sexe, ça a des effets. Oui, ça produit du désordre. Ça chamboule, ça dérange, ça surprend, ça met mal à l'aise, ça interroge, et aussi, simplement, ça « existe » - faire exister, dans la réalité ou seulement dans les représentations, de telles conformations produit nécessairement des effets.
(Il ne faut pas que inverser, il faut tordre et distordre dans tous les sens, inventer ; mais l'inversion aussi est une subversion, selon moi – sans compter que la simple et pure inversion n'existe pas : en retournant on crée autre chose.)
Je deviens radicalement super-pas-d'accord à la limite de me fâcher quand, à propos de cette question des modèles inchangés, Simon et Détrez évoquent les personnages de lesbiennes masculines. Les deux chercheuses se penchent sur l'œuvre d'Anne Garreta, romancière lesbienne mettant en scène des personnages lesbiennes et masculines dans ses livres (il s'agit, ici, de « Pas un jour »). Détrez et Simon lui reprochent carrément de faire de son personnage « une adepte des bars et du cognac, des pompes et des katas, des voitures et de la menuiserie » (p.34) (alors que quoi, elle a bien le droit d'aimer ça, et de s'arroger le bénéfice du cognac et de la menuiserie non ?) - (les femmes qui aiment ce qu'aiment traditionnellement les hommes existent, et quand bien même elles n'existeraient pas, les personnages ont « le droit » de s'arroger les privilèges et les pratiques masculines...)
Et surtout, il y a cette phrase hallucinante : « on relève néanmoins ici, de la part de l'auteure, la volonté de donner une voix littéraire à une certaine catégorie de lesbiennes aimant se comporter selon ce qu'elles estiment, naïvement, fantasmatiquement ou théoriquement, relever de la masculinité [...] » (p.34).
« Naïvement » ?? « fantasmatiquement » ? Cette phrase sonne à mes oreilles de façon franchement condescendante. Comme si s'habiller ou marcher de façon masculine était un délire un peu puéril et superficiel (« elles sont gentilles mais un peu cons, elles ont pas bien compris les pauvres »). La performance de ces lesbiennes masculines n'est pas davantage une performance, pas davantage fausse, jouée, que la performance que réalisent chaque jour Détrez et Simon, quelle qu'elle soit – ultra féminine sophistiquée, tailleur, ou pantalon, cheveux courts ou longs, maquillage ou pas – elles pourraient tout autant avoir à rendre compte de leur tailleur qu'une lesbienne masculine de son treillis. Il me semble que les femmes qui par leurs postures, leurs tenues vestimentaires, leurs goûts, leurs hobbies, leurs façons de parler, leur être-au-monde et leur hexis corporelle distordent la (ou plusieurs) norme(s) de la féminité en vigueur, et peuvent être décrites comme « masculines », ne se livrent pas à un petit jeu, une expérience, comme on peut se déguiser, mais que ce qui est en question est quelque chose de bien plus profond et essentiel, qui a trait à la présentation de soi, à la place qu'on se fait et se cherche dans le monde social, au rapport intime à soi-même – que la phrase de Détrez et Simon balaie d'un revers de la main.
[Et ce que j'écris à propos du lien entre soi intime et, finalement, « identité sexuée performée » (tenue vestimentaire, hexis corporelle, etc.) ne s'applique pas qu'aux « femmes masculines » (ou aux hommes féminins...) mais bien à tous et toutes ; mais il semble que l'aspect « superficiel » (naïf, faux, immature, joué) ne surgisse sous la plume et dans l'esprit de Simon et Détrez que pour ces femmes masculines.]
Le petit sourire supérieur que traduit le mot « naïvement » m'apparaît comme la marque de pouvoir de Détrez et Simon, bien assises dans leur performance de femmes féminines (intellectuelles et bourgeoises), en position d'étiqueter comme « déviante » la performance de femmes masculines, et en rendant compte par une explication (la naïveté, le fantasme, l'erreur enfin) qui dénie à ces personnes un véritable statut de sujet.
Ce jugement à l'emporte-pièce est pour moi d'une violence et d'une bêtise hallucinantes.
[L'ironie est que les deux chercheuses citent Butler à peine quelques lignes plus loin. ??? ]
Bon ok je me calme .