Je périphrase ici autour d'un livre de Christine Détrez et Anne Simon : A leur corps défendant, dont la première partie a pour diverses raisons troublé ma tranquillité d'esprit (c'est bien dit ? ).
La dite partie s'ouvre par un chapitre sur la sexualité – ou plus exactement, sur la façon dont les romans du corpus abordent la sexualité. Que les femmes écrivent sur le sexe est un phénomène relativement nouveau, on peut donc se demander, avec Détrez et Simon, si ces pages sont différentes de celles des romanciers hommes, et ce qu'elles apportent (ou pas) en termes de représentations, transformations, créations. Le verdict des chercheuses est assez sec : rien de neuf.
Je ne suis pas sûre de comprendre, toutefois, ce sur quoi se fonde leur jugement.
Elles commencent par relever la « préciosité et […] l'euphémisme aux antipodes des réalités qu'elles sont censées décrire », une « tradition métaphorique de bon ton » (p.30).
Je n'ai d'abord pas compris leur propos. S'il n'est pas question de juger de la qualité littéraire de ces textes, comme elles l'énoncent en introduction, alors quel est le sens de cette critique ? (S'agit-il seulement de dire : elles font comme les hommes (sur quelque point que ce soit), pour déclarer que cette soit-disant émancipation n'est qu'une posture (p.30) ?)
Puis je me suis demandée si pour elles, écrire sur le sexe à la façon d'une femme véritablement libérée ce serait nommer avec trash les choses et les actes ? Du texte hard core pour être féministe ? Comme si Détrez et Simon attendaient que les femmes émancipées marchent en roulant les épaules et s'assoient en écartant les genoux, et écrivent, de la même façon, en dehors de leur hexis corporelle et du carcan de leur socialisation genrée ; comme si la « préciosité » et « l'euphémisme » s'apparentaient aux décors fleuris de tasses en porcelaine, aux cartes postales de chats, aux calendriers de petits anges ; comme si parler de sexe en femme libérée, du coup, c'était mettre les pieds dans le plat, appeler un chat un chat – faire sa grosse bourrine. Parce qu'aussi, sans doute, ne pas nommer ces choses-là est un pli spécifiquement féminin – alors les femmes se seraient mises à en parler et à écrire dessus à foison, mais pas totalement « libérées », gênées aux entournures, elles seraient rattrapées par un sentiment de honte ou une retenue qui ferait surgir dans leurs textes la métaphore et l'allusion ? - et leurs scènes de sexe se seraient mises à ressembler à d'adorables shojo roses bonbon... (Je ne suis pas vraiment convaincue.)
Elles déplorent ensuite un « simple décalque, au féminin, des clichés masculins les plus éculés » (p.32). Par « simple décalque au féminin », elles entendent une reprise de l'imagerie masculine, mais dans laquelle le personnage féminin occupe la position symbolique de l'homme : elles citent par exemple Alina Reyes qui parle du clitoris de son héroïne comme d'un phallus, une verge, une bite (les trois termes sont employés dans les quatre lignes citées) (p.32). Je ne suis pas d'accord avec leur analyse ; pour moi il y a bien là une portée subversive (indépendamment de toute considération sur les qualités littéraires du texte : comparer le « clitopénis » à un « serpent rapide » est peut-être un « cliché éculé », mais c'est là un jugement esthétique et non politique...). (Je reviendrai dans le post suivant sur cette question de « l'inversion ».)
Elles déclarent finalement : « certaines auteures peinent à trouver ces « mots des femmes » tant recherchés » (p.30).
J'avoue que je ne comprends pas de quoi elles parlent. Les citations qui émaillent leur démonstration me laissent interdite ; je trouve ça parfois (ok, souvent ) assez ridicule, nul et de pacotille, d'un point de vue esthétique et littéraire, mais je ne vois pas du tout pourquoi c'est censé se calquer sur les représentations masculines, ce qu'il y a d'exclusivement masculin là-dedans, ce que peut signifier le « érotiquement correct », et ce que pourraient ou devraient être les « mots des femmes » pour parler de sexe.
(Je lis donc ces pages avec les sourcils haut relevés.)
Quelques indices me sont livrés plus loin – un aperçu de ce que Détrez et Simon pourraient concevoir comme un point de vue « de femme » (non aliéné, non écrasé) sur la sexualité : « qu'à la violence se substitue l'humour, et aux termes masculins l'invention de néologismes ou l'emploi de termes érotiques peu usités » (pp.37-38).
Ah.
Assez étrange, comme thèse. Intéressant, certes.
Sur les néologismes : en gros, puisque depuis des siècles ce sont les hommes qui ont écrit sur le sexe, les mots qui parlent de sexe sont ceux des hommes – et irrémédiablement ceux des hommes. Parler de sexe d'un authentique point de vue de femme, ce serait alors nécessairement inventer de nouveaux mots. (De nouvelles images, de nouvelles métaphores... un nouveau langage... mais c'est un peu fatigant ça tout de même non ?)
Y a-t-il un langage des hommes pour parler de sexe ? (et un seul ?)
Est-il impossible que des femmes fassent du sexe la même expérience que celle qu'en font des hommes ? (... le cas échéant, une expérience de maîtrise, de domination...) - ne peuvent-elles pas alors utiliser les mêmes mots, les mêmes métaphores ?
Cette histoire de « mots de femmes » me laisse perplexe, depuis longtemps. Je ne comprends pas bien ce qu'on peut entendre par « écriture féminine » (quand on désigne par là non pas seulement une écriture qui se trouve être celle d'une femme, mais une écriture résolument différente car née d'une plume de femme). Je peux comprendre l'importance du point de vue féminin : une femme romancière n'écrit pas la même chose parce qu'elle n'a pas vécu la même chose qu'un homme romancier, elle n'a pas la même expérience, un homme n'a pas accès aux mêmes pans de la réalité (les différences de race et de classe sont aussi structurantes, comme celles de génération, de pays, etc.). En ce sens, je reconnais avec force qu'il est important qu'Annie Ernaux soit une femme, et qu'un homme n'aurait jamais écrit ses romans (de la même façon qu'il est signifiant que James Baldwin soit un homme Noir gay...). Les femmes auteures ont donc des points de vue sur la sexualité, qui ne se confondent pas avec ceux des hommes. Mais des « mots » ? Une « nouvelle forme d'expressivité du franchement sexuel » (p.32) ? Je ne sais pas. Je comprends mal.
(Et franchement - pourquoi les femmes devraient être marrantes tandis que les hommes sont violents ??? )
Une chose me dérange vraiment, dans tout ce passage : la façon qu'ont Détrez et Simon de mettre (par exemple) Catherine Millet, Alice Ferney et Virginie Despentes dans le même panier – la différence de positionnement est pourtant flagrante... Elles les citent indifféremment, sur le même plan, en font le même traitement – ce qui génère chez moi une impression de bric-à-brac.
Ça écrase tout - et je ne sais pas si on peut encore comprendre, quand tout est écrasé...