Le premier article de L'Invention du naturel, écrit par Nelly Oudshoorn, auteure, en particulier, de Beyond the natural body, s'intitule "Au sujet des corps, des techniques et des féminismes".
Au début du XXe siècle émerge une nouvelle façon d'appréhender le corps humain et de comprendre son fonctionnement : on le conçoit comme un objet essentiellement régi par l'action des hormones. « Le corps construit hormonalement », comme l'écrit N. Oudshoorn, est un nouvel outil, forgé par les sciences biologiques. Il ne s'agit pas tant de corps humain en général que de corps de femme : aujourd'hui encore, on le sait bien, la proie privilégiée des hormones, ce sont les femmes... femmes enceintes, femmes qui-ont-leurs-règles, femmes ménopausées, femmes pas-réglées, femmes...
Nelly Oudshoorn analyse dans cet article les conditions matérielles qui ont rendu possible, et même catalysé, l'apparition d'un tel modèle de compréhension du corps féminin. Ce faisant, elle contribue à déconstruire la vision d'une science dévoilant le réel (comme si le corps des femmes avait toujours été, dans sa nature profonde, régi par la loi ultime des hormones, et que le progrès de la science avait enfin rendu possible, dans les années 1920, la découverte de cette réalité). Si les hommes et femmes de sciences ont forgé ce nouveau modèle de compréhension du corps (qui par ailleurs fonctionne, qui permet de résoudre certains problèmes scientifiques et de guérir certaines pathologies, et qui ouvre la possibilité de fabriquer et commercialiser certains nouveaux médicaments, mais qui comme tout modèle fonctionne jusqu'à un certain point, et peut et doit être critiqué), c'est parce que le contexte social, politique et économique de l'époque permettait sa mise au point, et rendait ce modèle efficient.
Nelly Oudshoorn pointe quatre facteurs qui ont favorisé l'émergence de ce modèle ; ces quatre éléments sont tous liés à une réalité sociale et historique : l'institutionnalisation de la gynécologie clinique au début du XXe siècle en Occident.
Cette institutionnalisation signifie :
1. une facilité d'accès aux matériaux de recherche (organes de femmes, urines de femmes enceintes),
2. de nombreux corps de femmes à disposition pour des tests et essais (des cobayes commodes),
3. des réseaux sociaux larges et solides, susceptibles de soutenir les énoncés autour des hormones sexuelles féminines, la coïncidence avec les intérêts d'une profession bien établie,
4. un marché bien organisé pour écouler ces nouveaux produits de la science.
Dans les années 1920 / 1930, lorsque les biologistes commencent à s'intéresser aux hormones, l'accès aux matériaux de recherche comporte une profonde asymétrie : alors qu'il est aisé de se procurer, via les gynécologues, des matériaux pour l'étude des hormones sexuelles dites « féminines » (urines de femmes enceintes ou ovaires récupérées sur leurs patientes dans les cas d'ablations), il s'avère très difficile d'accéder à des urines d'hommes (par quel biais ?), et les ablations de testicules ne sont nullement pratiquées. (Grégoire Chamayou, dans son ouvrage Les corps vils, traite de ce problème de l'accès aux matériaux de recherche pour la médecine (organes, corps) dans l'histoire ; il évoque en particulier la façon dont les médecins attendaient les exécutions de prisonniers pour recueillir des matériaux frais.)
Cette asymétrie dans l'accès aux matériaux a eu un impact majeur sur le développement de l'endocrinologie sexuelle : on se met de plus en plus à étudier les hormones « féminines », au dépens des hormones dites « masculines ».
En outre, la pratique clinique de la gynécologie fournit à la recherche une clientèle préexistante, sujette à une large palette de maladies. « Les scientifiques travaillant dans les laboratoires et les compagnies pharmaceutiques ont pu se reposer sur une pratique médicale bien organisée, qui pouvait aisément être transformée en un marché structuré pour leurs produits. » En un mot, l'institutionnalisation des pratiques concernant le corps féminin en une spécialité médicale transforme ce corps en un fournisseur facilement accessible de matériaux de recherche, en un cobaye commode pour les essais, et en un marché organisé pour les produits de la science.
L'andrologie n'émerge que plus tardivement, dans les années 1960 (et est encore actuellement beaucoup moins développée que la gynécologie) : la transformation des hormones sexuelles masculines et leur vente n'était donc associées, dans les années 1920 et 1930, à aucune profession médicale comparable à la gynécologie. Le contexte institutionnel puissant qui a fait du corps féminin le point d'orgue de l'entreprise hormonale n'a pas d'équivalent pour les hommes.
Né d'un contexte très particulier, d'une asymétrie dans les structures organisationnelles d'une époque, le concept du corps féminin construit hormonalement a acquis par la suite un statut de phénomène naturel universel.
Le travail de Nelly Oudshoorn consiste ainsi à « aller au-delà des réalités naturalistes sur les corps en montrant les activités humaines concrètes, souvent très banales, qui entrent dans la construction du discours » ; après cet aperçu de la situation de la science et de la médecine au début du XXe siècle, on est sans doute plus dubitatif devant les énoncés qui associent systématiquement femmes et hormones.