Avant toute chose j'aimerais préciser que ce post est éminemment personnel et sans aucune prétention, ni à la généralité, ni à la scientificité. Pour des réflexions de nature scientifique sur « le genre rap et ses usages », je vous conseille vigoureusement d'aller faire un tour par là.
(Allez allez, on va faire un tour, hop hop, et plus vite ! ;p )
Il ne sera question ici que de quelques pensées maladroites et impressions chopées au vol, vaguement agencées en phrases, au gré de mon écoute de chansons de rap. Je parle ici en tant qu'auditrice et amatrice de rap (ou d'un certain type de rap) – en tant que personne socialisée et me positionnant comme femme, évoluant dans un milieu plutôt bourgeois, et écoutant du rap dans mon casque. Dans cette optique, il ne sera pas uniquement question du « corps du rap », mais aussi de mon corps (et de ce que le rap lui fait).
Je ne crois pas énoncer quelque chose de spécialement original ou subversif si je dis que la musique a à voir avec le corps. D'abord parce qu'elle invite à bouger, marquer le rythme, voire à danser – plus largement parce qu'elle a des effets sur le corps (elle calme, berce, ou au contraire réveille, charge d'énergie) ; la musique génère des émotions esthétiques qui se traduisent dans le corps (parce que la musique peut faire pleurer / me faire pleurer).
Ensuite parce les musiques et les styles de musiques mettent en scène des types de corps différents, des corps travaillés par des normes de classe, de race, de genre. Chaque genre musical est associé, dans l'imaginaire (dans aussi dans la réalité – des musicien.ne.s, des auditeurs / auditrices) à un genre de corps : un corps qui s'habille et un corps qui danse, en particulier.
Il me semble en outre que se jouent, dans les types de musique que l'on écoute, de forts enjeux d'identification et auto-identification (d'où l'importance de la musique dans les modes de socialisation adolescents). On dit un peu de qui on est, de qui on veut être, et de comment on veut que les autres nous voient, quand on dit « ce qu'on écoute comme musique ».
Bien sûr, c'est un peu plus complexe que ça – mais vous me suivez (ou pas ?)...
Le rap français est loin d'être monolithique. Le corps du rap que j'aime ressemble assez à ça.
Un corps d'homme qui porte des manteaux à capuche, avec de la fausse fourrure sur le bord de la capuche. Avec le crâne rasé et qui regarde la caméra bien en face sans sourire.
Un corps sombre.
Il s'apparente aussi pas mal à ça.
Un corps guerrier, gonflé à bloc. Un corps qui reste debout, qui reste vivant – malgré tout, qui serre les poings.
Un corps de racaille.
Moi aussi je peux performer ce corps-là, qui en vertu de mon sexe et de ma classe devrait m'être étranger.
Un corps qui n'est pas policé, gracieux et séducteur.
Il n'y a pas que des hommes qui rappent. Et la performance de genre que réalise Casey dans la chanson et le clip Pas à vendre a peu de choses à voir avec celle, par exemple, que produit une Mariah Carey.
(Une performance qui ne va pas forcément de soi pour le monde - « me demandent si je suis un garçon ou une fille », rappe Casey - mais ce n'est pas ça qui l'arrête ).
Ces chansons ne me font pas le même effet quand je les écoute chez moi, dans un espace privé, sous les yeux de personne, et quand je les écoute dehors – dans mon p'tit pod, mon casque sur les oreilles, au beau milieu du monde extérieur – dans la rue, dans le métro.
Chez moi, c'est juste des chansons que j'aime bien (ça ou autre chose).
Dehors, dans le monde, ça me fout l'armure.
Je n'écoute pas du rap pour m'encanailler. Ou peut-être que si, on pourrait le formuler comme ça : pour franchir / transgresser les frontières de classe et de sexe qui me sont assignées, et dans le cadre desquelles, aussi, je me définis ; parce que cette transgression là me donne de la force, me procure une émotion, esthétique, mais pas seulement. Parce qu'en écoutant ces chansons je m'approprie une part de ce qui m'est refusé. Parce qu'être un instant celui qui rap là me donne, concrètement, pour affronter le monde au quotidien, mes petites frustrations et mes grandes blessures, une force tranchante.
(Parce que quand j'écoute, je suis lui – et pas celles dont il parle, je suis le locuteur).
Ce que j'essaie, petitement, de formuler ici (et qui reste pour moi très confus, impressionniste), c'est que la musique rap, une partie importante des chansons de rap, me donne accès, via des émotions esthétiques (c'est donc très différent de la force que me procure, par exemple, la lecture de textes militants féministes) à une performance de genre et à des ressources (en termes d'énergie, de combativité, j'oserais même dire de violence) auxquelles j'ai peu accès via le reste de ma socialisation, et en particulier de ma socialisation en tant que femme.
On pourrait sans doute dire la même chose de la musique punk ou rock.
« Le punk-rock est un exercice d'éclatement des codes établis, notamment concernant les genres. Ne serait-ce que parce qu'on s'éloigne, physiquement, des critères de beauté classique. […] Etre keupone, c'est forcément réinventer la féminité puisqu'il s'agit de traîner dehors, taper la manche, vomir de la bière, sniffer de la colle jusqu'à rester les bras en croix, se faire embarquer, pogoter, tenir l'alcool, se mettre à la guitare, avoir le crâne rasé, rentrer fracassée tous les soirs, sauter partout pendant les concerts, chanter à tue-tête en voiture les fenêtres ouvertes des hymnes hyper-masculins, t'intéresser de près au foot, faire des manifs en portant la cagoule et voulant en découdre... » (Virginie Despentes, King Kong théorie, pp.123-124).
Evidemment, je fais figure de super-petite joueuse à côté d'une championne de la subversion de genre et de l'empowerment comme Virginie Despentes, moi et mon pauvre mp3 chargé de peura....
Mais n'y aurait-il pas quelque chose comme un vague point commun, un peu comme ce qu'est le poussin au carcharodontosaurus ?
(Pour une autre incarnation de la musique, une autre performance de genre...)