Cette petite présentation prenait place à la fin du colloque sur Penser la violence des femmes, le 18 juin dernier.
Elsa Dorlin annonce qu'elle s'intéresse depuis quelque temps aux représentations de la violence féminine en groupe dans les produits de la culture populaire. Elle y cherche les traces de l'émergence d'une mythologie (dans le sens que Donna Haraway donne à ce mot) féministe ou proto-féministe.
A la fin du Manifeste Cyborg, D. Haraway en appelle à la nécessité de construire des mythologies pour lutter, des mythologies qui feraient écho à nos conditions matérielles d'existence.
Dorlin inscrit son propos dans le sillage d'Audrey Lordre et de ses textes sur le rôle de la colère et de la rage : une expérience émotionnelle productive d'un imaginaire politique.
La violence féminine en groupe est presque systématiquement pathologisée, ramenée à une forme monstrueuse de féminité ; elle n'est quasiment jamais présentée sous un jour positif, pourtant ces représentations peuvent susciter en nous du désir, nous faire envie, du point de vue d'une conscience féministe. Ce désir a à voir avec notre propre puissance d'agir, ainsi qu'avec une part de misogynie présente au sein du mouvement féministe lui-même : une part de déconsidération, d'écœurement face aux normes de féminité (quelque chose de l'ordre d'une culture misogyne qui met d'emblée mal à l'aise, nous dit Dorlin).
A partir de la seconde moitié du XXe siècle apparaît un corpus de films qui mettent en scène des groupes de filles usant et jouissant de la violence. Il s'agit de films de série B brodant autour de la délinquance juvénile ; des jeunes filles s'arrogent les prérogatives de la masculinité, mais restent sous la coupe d'un groupe de garçons. Le premier de ces films, The violent years / Girl Gang, date de 1954. Dans les films d'horreur ou de zombies, les violences contre les femmes sont très souvent l'occasion de montrer des scènes de sexe qui passent d'abord pour des scènes d'horreur, et ne sont à ce titre pas censurées. Ici aussi, la violence est l'occasion de montrer du sexe, mais il s'agit d'un sexe différent, pas strictement hétéro ou virilo centré.
A la fin des années 1970 apparaît un nouveau genre de films : le « rape and revenge », du type I spit on your grave. Le film s'ouvre par une scène de viol collectif (qui est l'occasion de montrer du sexe), puis la femme violée va tuer successivement chacun de ses agresseurs. Ici la violence est individualisée et psychologisée, il n'y a plus de représentation de violences collectives. Il n'y a pas de conscience d'une injustice sociale ou d'un rapport de pouvoir.La violence individuelle est à rattacher à un traumatisme premier (viol, meurtre d'un enfant...) [Dans Kill Bill de Tarantino, l'héroïne était violente avant d'être violée, note E.D.]
En 1996 sort A gun for Jennifer, que Dorlin qualifie de film super féministe, l'occasion d'une jouissance féministe hardcore (avec de véritables scènes de tortures de personnages masculins). Dans Baise-moi ou Thelma et Louise, les femmes meurent à la fin ou se détruisent, ce qui limite la portée subversive du récit. Dans Wonderwoman la figure de la femme forte relève de l'exceptionnel et s'apparente plus à une mascarade.
Le film Switchblade sisters, qui sort en 1975, se veut une parodie du mouvement féministe et met en scène un groupe de femmes ultra violentes et conscientisées. Bien que ce soit explicitement un film anti-féministe, ces scènes peuvent être source d'une réelle jouissance – E. Dorlin nous dit s'éclater en le regardant :)
Elle clôt sa présentation en nous projetant la scène finale de Boulevard de la mort de Tarantino, pour illustrer le plaisir qu'est susceptible de déclencher une représentation de violence collective.
Le propos d'Elsa Dorlin, et la projection de l'extrait de Tarantino, ont éveillé pour moi pas mal de questions sur le statut de cette jouissance liée à la violence. En réalité, seule, je n'aurais peut-être pas prêté autant d'attention à ce statut problématique – parce que j'adhère assez au point de vue de Dorlin, que moi aussi je ressens ce plaisir, ça me fait rire, ça m'éclate. Ca passe donc comme un cours d'eau, cette idée-là dans ma tête. Mais il se trouve que l'amie avec laquelle j'ai assisté à ce colloque n'a pas goûté du tout ce plaisir – au contraire, cette scène l'a mise très mal à l'aise.
Que faire de la jouissance que l'on éprouve à voir des personnes s'en prendre plein la face, se faire démolir physiquement dans une fiction ? Quel lien avec le plaisir qu'on éprouverait peut-être en vrai, et surtout : quel statut moral lui accorder ? Est-ce que je dois lutter contre ce penchant, est-ce que je dois me rouler dedans ?...
Dans nombre de films – et de fictions plus généralement – les « méchants » se font ratatiner à la fin (depuis le loup de Grimm noyé au fond du puits, le bide gonflé de cailloux) ; on prend du plaisir à assister à ce ratatinage – certes plus ou moins euphémisé.
Pulsions bestiales à domestiquer, moyen d'éprouver indirectement sa propre puissance d'agir ?...