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8 novembre 2010 1 08 /11 /novembre /2010 07:52

  Le personnage (l'ombre, la doublure...) d'Anne Garréta compare sa situation à celle de Don Juan dans l'Ante Scriptum de Pas un jour (p.11), et plus loin à celle de Tristan (p.31, histoire de C*), deux hommes qui incarnent une certaine position dans le jeu de l'amour et du désir.

 

Au-delà du fait que dans ces deux schémas de séduction, elle se range du côté de l'homme, que signifient ces allusions ? En quoi se comporte-t-elle comme un Don Juan, comme un Tristan ?

don-juan.jpgDon Juan, hédoniste, cynique, orgueilleux, manipulateur, mais surtout – c'est cela que l'on retient dans le langage courant, grand séducteur de femmes en série, collectionneur de conquêtes amoureuses. Tristan, amoureux transi, mais aussi séduit malgré lui, ensorcelé par un pouvoir qui lui échappe.

 

Du côté du Don Juan, le goût de la conquête, mis en récit dans l'une des histoires, mais bien vite ridiculisé.

Pour le personnage forgé par Garréta, parvenir à séduire des femmes peut être le moyen d'assouvir une forme d'orgueil, de vanité. L'objet de la séduction est rendu précieux par autrui : tout comme le marché fixe le prix de la pépite d'or, une femme est d'autant plus désirable à ses yeux qu'un grand nombre de personnes la juge désirable : « D* était une femme typiquement désirable, tu le voyais dans et par les yeux des autres, tu te jetas les yeux fermés dans l'aventure. » (p.45, histoire de D*)

Par ailleurs, essentiellement dans la neuvième histoire (histoire de N*), Garréta utilise le champ lexical de la conquête pour évoquer la séduction : « elle se rendit à tes désirs », « tu as cru emporter N* », « tu croyais faire le siège d'une forteresse »(p.108), et, plus loin : « ton aventure avec elle te fit le même effet que tes lauriers scolaires. Un triomphe de la volonté, un prix d'excellence arraché de vive lutte dans la compétition féroce du libertinage. » (On retrouve des références à ce champ sémantique dans d'autres récits, dans l'histoire de C* par exemple : « victoire », « défaite » pp.31-32).

Elle se réfère p.108 au roman épistolaire de Choderlos de Laclos, dans lequel Valmont tisse sa toile comme une araignée autour de madame de Tourvel, la traque, comme le cerf de la chasse à cour, pour la faire chuter – et c'est bien au vicomte qu'elle s'identifie alors.

 

Pourtant, les victoires éventuelles de la narratrice ont un goût amer.

D'abord, parce que cette posture d'orgueil et de conquête se brise comme la plus fragile des armes, laissant voir sa parfaite vulnérabilité, et sa maladresse :

« And then what ? Il ne servait de rien pour dompter ta panique de te dire que le monde entier aurait sans doute bien voulu se trouver à ta place. Il ne servait de rien non plus pour vaincre ta paralysie de fouetter ton orgueil et envisager l'exercice comme une épreuve de concours où il s'agit non seulement de bien faire mais d'exceller, et l'emporter sur le monde entier. » (p.111)

L'esprit de compétition, la vanité ne sont d'aucun secours ; bien plus : le jugement rétrospectif que porte la narratrice sur son attitude est très dur : à la tendresse et à la douceur de sa jeune amante, elle oppose sa « jeune vanité » (p.108), son « infernal orgueil et [son] libertinage de misère » (p.111), son « [imbécilité] » (p.111).

Piètre Don Juan, donc ; ou plutôt : piètre référence que Don Juan pour la jouissance et le désir.

 

Un autre aspect, et de taille, la distingue de Don Juan. Certes, dans ce roman la narratrice déroule sa collection d'histoires de cœur : elle a au moins 12 petits récits à nous faire. Et pourtant : presque jamais, dans ces récits, on ne la voit séduire ! C'est un peu comme si ça lui tombait toujours tout cuit dessus, qu'elle découvrait avec effarement qu'elle plaisait à une telle...

Dans quatre histoires, a-t-on dit, c'est elle qui désire, et dans cinq, six ou sept (davantage, donc), elle est désirée. Parmi les quatre récits dans lesquels elle désire une femme, il n'y en a qu'un où il est fait clairement mention d'une démarche pour la conquérir : la neuvième histoire que l'on a évoquée plus haut, où elle fait figure d'imbécile.

 

De la même façon, peu de stratégies sont élaborées en face. Dans l'un des récits cependant il est fait tristan_iseut.jpgexplicitement allusion à un « pouvoir de séduction » : « C* avait cet art des femmes séductrices : l'intuition quasi infaillible de la faille par où dans l'autre le désir s'insinuera. […] Qu'est-ce que son désir a donc diaboliquement discerné de fracture dans l'ordonnancement de tes résistances et de tes pulsions pour si subtilement venir y verser le philtre qui dissout distance, répulsion, défiance, ironie, possession de soi ? Comment, d'où savent-elles ? » (p.31, histoire de C*).

La narratrice, elle, ne sait pas faire. Comme telle, elle fait figure de Tristan : jouet passif aux mains d'une Circé armée de philtres magiques... (« Et quel Tristan fais-tu, mélancolique et envoûtée […] ? » (p.31).)

 

Qu'est-ce donc qui séduit la narratrice chez ces femmes qu'elle fait revivre dans le roman ? Parfois, on l'a vu, le prix que leur confère le regard des autres : elle veut posséder ce que tout le monde désire, et ainsi acquérir une forme de pouvoir, ou tout du moins satisfaire son orgueil. « N* était ce que tout le monde s'accorde à considérer une très belle femme. Tout, et jusqu'à l'austère clergé, soupirait après elle. Un canon. » (p.107, histoire de N*).

Souvent, le simple fait d'apprendre le désir de l'autre éveille un désir réciproque : « elle eut, alors que vous ne vous voyiez jamais qu'en public, la subtilité de te manifester très discrètement, mais très indubitablement, son désir. Et tu l'admets, cela seul suffit à te troubler. » (p.41, histoire de D*).

Elle évoque également « la secrète captation des signes », « le vertige de cette communication ésotérique du plaisir » (p.43, D*) , qui jouent un rôle central dans l'introduction au sein du champ érotique. Dans trois autres récits, il est fait respectivement allusion à l'esprit (« rien ne te séduit plus chez une femme […] que certaines formes aiguës de l'intelligence, une manière de mettre cette intelligence en jeu, une liberté de mouvement dans le discours, un oubli de soi à la poursuite d'un plaisir de penser, de comprendre » (p.20, histoire de B*)), à une forme de vulnérabilité (« quelque chose dans ses paroles qui t'aurait attendrie, une vulnérabilité découverte... […] Comme si elle abandonnait enfin quelque chose à ta merci, à ta discrétion » (p.28, histoire de C*)), et enfin, pour une seule histoire, l'objet de son désir la domine et l'émerveille (sixième histoire, I).

 

A l'inverse, qu'est-ce qui, chez elle, séduit ces femmes ?

Souvent, on ne le sait pas.

Dans la quatrième histoire, E* pense être méprisée de la narratrice, s'en sent blessée, et cherche ensuite à obtenir sa reconnaissance. « Il te vient à l'idée qu'à défaut d'autre chose, elle cherche à te séduire. Que le désir serait la forme ultime ou in extremis de la reconnaissance qu'elle a le sentiment sans doute que tu lui as refusée. » (p.55) C'est l'aplomb, l'assurance (un peu je-m'en-foustiste) de la narratrice, et le peu d'égard qu'elle semble lui avoir manifesté qui lui attache E* - et la suite de leur relation se fondra dans cette asymétrie.

L'histoire avec l'enfant est évidemment aussi marquée par une asymétrie. La narratrice rassure la petite fille, et lui accorde l'attention dont les autres la privent.

Dans la cinquième histoire, enfin, on peut avancer que ce qui plaît à H* est tout à la fois les mille attentions dont la narratrice l'entoure, et sa façon de parfaitement jouer le jeu dont elle établit les règles – toutes deux deviennent complices d'un théâtre érotique source de connivence et de plaisir.

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