Dans son excellent livre « Ni homme ni femme, enquête sur l'intersexuation », Julien Picquart écrit ceci :
« Ce débat autour du nombre de sexes ne pourrait avoir lieu s'il ne s'avérait extrêmement difficile de définir un sexe par rapport à l'autre (ou aux autres). A première vue, il devrait pourtant suffire de regarder les organes génitaux. C'est d'ailleurs ce que l'on fait encore aujourd'hui. Mais les variations du développement sexuel nous montrent que c'est parfois insuffisant. Il faut alors se baser sur d'autres critères. Au XIXe siècle, on se focalisait sur les gonades : testicules ou ovaires. C'est ainsi qu'on pouvait parler de « pseudo-hermaphrodite » masculin ou féminin. Avec la découverte des chromosomes, le milieu médical a trouvé ce raisonnement insuffisant. L'important, ce serait en réalité les chromosomes sexuels : XX ou XY. La technique est apparue ensuite tout aussi grossière que la précédente. Non, ce qui compte, ce sont les gènes ! Et puis les hormones ! […] Autrement dit, le milieu médical va toujours plus avant dans la recherche du « vrai sexe » […]. On finit quand même par se demander s'il ne court pas après un mirage. […] Car se passe-t-il en réalité ? On accumule les niveaux de sexe : sexe phénotypique (l'aspect extérieur), sexe chromosomique, sexe génétique, sexe hormonal, et la définition du sexe d'une personne en devient toujours plus complexe. L'histoire des tests réalisés dans le milieu sportif pour connaître le sexe d'un ou d'une athlète en est l'illustration la plus spectaculaire. » (pp.181-182).
C'est à la fois cette quête ininterrompue du « vrai sexe » par la science, et ses résultats, « l'éclatement » du sexe, que Cynthia Kraus documente dans son article « La bicatégorisation par sexe à l' "épreuve de la science", le cas des recherches en biologie sur la détermination du sexe chez les Humains ».
Je me propose de rendre compte ici de cet éclatement du sexe biologique, en prenant appui sur l'article de Kraus (dans l'énumération qui suit, le terme « mâle » sera utilisé pour signifier « classé comme mâle », et « femelle » pour « classée comme femelle ») :
- le sexe hormonal ne définit pas de sauts qualitatifs, mais des variations quantitatives chez les individus à développement sexuel « normal » (« à l'instar de la couleur de la peau, le sexe hormonal, déterminé par la valeur supérieure d'une des hormones, est une catégorie quantitative. » p.204) ;
- il s'en suit que le sexe phénotypique varie, lui aussi, de façon continue, allant du « plus femelle » au « plus mâle » (variations de la pilosité, développement « incomplet » du pénis, clitoris « hypertrophié », etc.) ;
- le sexe gonadique (présence de testicules ou d'ovaires) n'est pas nécessairement exclusivement mâle ou femelle, il peut être mixte ou intersexuel à plusieurs niveaux (« plusieurs combinaisons sont possibles : un ovaire d'un côté et un testicule de l'autre, soit un ovaire ou un testicule et un ovotestis ou encore deux ovotestes (structures testiculaires et ovariennes présentes dans la même gonade). De plus, ces derniers expriment conjointement des tissus testiculaires et ovariens dans un rapport quantitatif variable de « 1 : 4 à 4 : 1 » et le long d'un continuum allant d'un ovaire normal et un testicule normal. », p.205) ;
- au niveau du sexe chromosomique, il existe de nombreuses variantes aux deux caryotypes standard XX et XY et surtout un même caryotype – qu'il soit standard ou non - peut résulter en un sexe gonadique mâle ou femelle ;
- même le niveau le plus abouti que les scientifiques aient atteint jusque là, le niveau génique, ne permet pas d'établir une dichotomie claire et tranchée entre deux sexes incommensurables. Le TDF, testis-determining factor, est un gène, habituellement porté par le chromosome sexuel Y, initiant la différenciation des testicules chez l'embryon ; tout individu porteur du gène TDF serait donc un mâle et tout individu non porteur une femelle ? Là non plus, ça ne fonctionne pas : « il est absent ou inactivé chez certains mâles XX, tandis qu'il est présent et fonctionnel chez certaines femelles XY. De plus, des tissus testiculaires peuvent se développer en son absence » (p.206). « L'absence de marqueur génique absolu – d'où les recouvrements entre les mâles et les femelles – devrait amener les chercheurs à questionner la partition même entre le mâle et le femelle », conclut Cynthia Kraus (p.207).
- ainsi non seulement les différents niveaux de sexe ne séparent pas le mâle du femelle par un saut qualitatif mais par des variations quantitatives définissant un continuum, mais il se révèle en outre impossible d'établir un critère unique et fiable de la discrimination en mâle ou femelle ;
- un même individu peut être mâle pour certaines sous-catégories et femelle pour d'autres ;
- l'écart entre plusieurs femelles entre elles (des femelles à développement sexuel « anormal » et des femelles standard) ou plusieurs mâles peut être plus grand qu'entre des femelles et des mâles, et ce tant au niveau phénotypique qu'au niveau génique, par exemple. « Quel que soit le critère retenu, les variations peuvent être aussi grandes au sein d'un même sexe qu'entre les sexes, parfois même plus grandes » (Picquart, p.184).
Nos corps ne sont pas, profondément, essentiellement, irrémédiablement, incommensurablement, mâles ou femelles. Nos corps sont sexuées, indubitablement. Nos corps incarnent une certaine configuration sexuelle possible, plus ou moins répandue parmi la population humaine, une configuration qui nous donne (aussi) notre apparence physique, peut servir à faire du sexe / de la sexualité, et peut (éventuellement) servir à se reproduire.
De cette myriade de configurations sexuelles possibles, nous faisons le sexe, ou plutôt les deux sexes. Le sexe en tant que dichotomie naturelle est construit. Ce n'est pas une donnée de la Nature. L'examen scrupuleux de la pratique et des résultats de la science biologique, confrontée à la complexité des corps sexués, le démontre.