J'ai évoqué dans le post précédent le courroux déclenché par ma lecture d'une phrase de Christine Détrez et Anne Simon (ou de l'une ou de l'autre – laquelle, je ne saurai jamais ), dans leur ouvrage A leur corps défendant. Les deux chercheuses y examinent les représentations du corps et de la sexualité dans un certain nombre de romans francophones récents écrits par des femmes ; mon irritation est née d'un passage portant sur l'œuvre d'Anne Garréta.
Je n'ai encore jamais lu cette auteure ; ma bib possède quatre de ses romans, dont le fameux « Pas un jour » sur lequel portent les critiques de D.& S. - je vais m'empresser de l'agripper, et de me plonger dans ses lignes, pour tenter de me faire une opinion plus personnelle et directe de ces « caricatures viriles » ( ? ) qu'épinglent les chercheuses.
En attendant ce rendez-vous avec le texte, je me risque à poser quelques pierres, qui m'aideront peut-être à y voir plus clair par la suite, une fois le livre en main.
Deux sources à ces pierres :
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d'une part l'ouvrage de Judith Butler que citent Détrez et Simon, « Trouble dans le genre »,
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d'autre part un site très riche et intéressant portant sur Anne Garréta, créé et tenu par Eva Domeneghini.
D. et S. déplorent de façon générale une pauvreté du discours sur la jouissance féminine dans les romans qu'elles étudient, et font le constat d'une reconduction des représentations traditionnelles (p.33) et d'un « simple décalque au féminin des clichés masculins les plus éculés » (p. 32). L'exemple d'Anne Garréta leur semble néanmoins « intéressant parce qu'ambivalent » (p.33).
[ La qualification d'Anne Garréta qui étaie leur point de vue est pour le moins maladroite : elle se voit définie, sous leurs plumes, comme une « auteure qui assume son homosexualité et qui se représente comme de genre masculin ». « Assumer » son homosexualité est une expression un peu limite, je trouve – ou disons mal contrôlée ; mais bon, je ne fais pas de chasse aux sorcières . Pour ce qui est de « se représenter comme de genre masculin », je suis incertaine, mais sceptique : je n'ai trouvé nulle trace de cette représentation dans mes recherches ; il me semble que la réflexion que mène Anne Garréta sur le genre et sa manifestation dans la langue est complexe, subtile, et ne se laisse pas résumer à cela (voir par exemple l'article d'Eva Domeneghini sur ce sujet). Je me risque à penser que Détrez et Simon ont un peu vite conclu de l'absence de détermination de genre de certains des narrateurs des romans de Garréta, et de la présentation (vestimentaire, corporelle) de l'écrivaine (qu'on peut décrire comme masculine), à cette auto-représentation de soi comme de genre masculin – ce qui est tout de même autre chose. Mais bref. ]
Cette complexité est toutefois rapidement évacuée au profit d'un jugement presque sans appel sur « une série de portraits où le féminin défini comme pur objet du désir relève du cliché et où les comportements lesbiens sont calqués sur des modèles réputés « typiquement » masculins, lesquels, loin d'être remis en cause, en sortent justifiés » (p.34). En résumé, pour Simon et Détrez, Anne Garréta amène un peu plus d'eau au moulin de la réification de l'essence féminine et de la Différence des sexes.
D. et S. semblent hésiter quelques instants avant de fermer définitivement la porte sur Garréta. Elles citent alors Judith Butler, pour se demander si Garréta, par cette « exhibition volontaire des codes relevant du masculin et du féminin » (p.35) n'apporterait pas, finalement, un peu de trouble dans le genre...
Mais non, finalement non. De trouble il n'y a point dans l'œuvre d'Anne Garréta. Et les chercheuses de citer un autre passage de Trouble dans le genre :
« on peut jouer sur l'ambiguïté au niveau du genre sans pour autant jeter le trouble dans la norme en matière de sexualité ni la réorienter » (Judith Butler, p.34)
Ce passage de Butler est pour moi une boîte noire que je ne parviens pas à forcer. Je n'arrive pas à savoir ce qu'avait précisément en tête Butler quand elle a écrit ces lignes. Pensait-elle effectivement à ce que visent Christine Détrez et Simon ? Porterait-elle le même jugement qu'elles sur les personnages du roman de Garréta ? Ou songeait-elle à tout autre chose ?
Je vais tâcher d'expliquer ici l'interprétation que font Simon et Détrez de la phrase de Butler, puis je tâcherai de remettre un peu dans son contexte la citation de Butler. Dans l'espoir que quelqu'une / quelqu'un parmi vous y voie plus clair que moi... et me fournisse la clé de la boîte .