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10 octobre 2010 7 10 /10 /octobre /2010 07:48

J'ai évoqué dans le post précédent le courroux déclenché par ma lecture d'une phrase de Christine Détrez et Anne Simon (ou de l'une ou de l'autre – laquelle, je ne saurai jamais ), dans leur ouvrage A leur corps défendant. Les deux chercheuses y examinent les représentations du corps et de la sexualité dans un certain nombre de romans francophones récents écrits par des femmes ; mon irritation est née d'un passage portant sur l'œuvre d'Anne Garréta.

Je n'ai encore jamais lu cette auteure ; ma bib possède quatre de ses romans, dont le fameux « Pas un jour » sur lequel portent les critiques de D.& S. - je vais m'empresser de l'agripper, et de me plonger dans ses lignes, pour tenter de me faire une opinion plus personnelle et directe de ces « caricatures viriles » ( ? ) qu'épinglent les chercheuses.

En attendant ce rendez-vous avec le texte, je me risque à poser quelques pierres, qui m'aideront peut-être à y voir plus clair par la suite, une fois le livre en main.

 

Deux sources à ces pierres :

 

D. et S. déplorent de façon générale une pauvreté du discours sur la jouissance féminine dans les romans qu'elles étudient, et font le constat d'une reconduction des représentations traditionnelles (p.33) et d'un « simple décalque au féminin des clichés masculins les plus éculés » (p. 32). L'exemple d'Anne Garréta leur semble néanmoins « intéressant parce qu'ambivalent » (p.33).

[ La qualification d'Anne Garréta qui étaie leur point de vue est pour le moins maladroite : elle se voit définie, sous leurs plumes, comme une « auteure qui assume son homosexualité et qui se représente comme de genre masculin ». « Assumer » son homosexualité est une expression un peu limite, je trouve – ou disons mal contrôlée ; mais bon, je ne fais pas de chasse aux sorcières . Pour ce qui est de « se représenter comme de genre masculin », je suis incertaine, mais sceptique : je n'ai trouvé nulle trace de cette représentation dans mes recherches ; il me semble que la réflexion que mène Anne Garréta sur le genre et sa manifestation dans la langue est complexe, subtile, et ne se laisse pas résumer à cela (voir par exemple l'article d'Eva Domeneghini sur ce sujet). Je me risque à penser que Détrez et Simon ont un peu vite conclu de l'absence de détermination de genre de certains des narrateurs des romans de Garréta, et de la présentation (vestimentaire, corporelle) de l'écrivaine (qu'on peut décrire comme masculine), à cette auto-représentation de soi comme de genre masculin – ce qui est tout de même autre chose. Mais bref. ]

Cette complexité est toutefois rapidement évacuée au profit d'un jugement presque sans appel sur « une série de portraits où le féminin défini comme pur objet du désir relève du cliché et où les comportements lesbiens sont calqués sur des modèles réputés « typiquement » masculins, lesquels, loin d'être remis en cause, en sortent justifiés » (p.34). En résumé, pour Simon et Détrez, Anne Garréta amène un peu plus d'eau au moulin de la réification de l'essence féminine et de la Différence des sexes.

 

D. et S. semblent hésiter quelques instants avant de fermer définitivement la porte sur Garréta. Elles citent alors Judith Butler, pour se demander si Garréta, par cette « exhibition volontaire des codes relevant du masculin et du féminin » (p.35) n'apporterait pas, finalement, un peu de trouble dans le genre...

Mais non, finalement non. De trouble il n'y a point dans l'œuvre d'Anne Garréta. Et les chercheuses de citer un autre passage de Trouble dans le genre :

« on peut jouer sur l'ambiguïté au niveau du genre sans pour autant jeter le trouble dans la norme en matière de sexualité ni la réorienter » (Judith Butler, p.34)

 

Ce passage de Butler est pour moi une boîte noire que je ne parviens pas à forcer. Je n'arrive pas à savoir ce qu'avait précisément en tête Butler quand elle a écrit ces lignes. Pensait-elle effectivement à ce que visent Christine Détrez et Simon ? Porterait-elle le même jugement qu'elles sur les personnages du roman de Garréta ? Ou songeait-elle à tout autre chose ?

 

Je vais tâcher d'expliquer ici l'interprétation que font Simon et Détrez de la phrase de Butler, puis je tâcherai de remettre un peu dans son contexte la citation de Butler. Dans l'espoir que quelqu'une / quelqu'un parmi vous y voie plus clair que moi... et me fournisse la clé de la boîte .

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commentaires

M
<br /> <br /> Va falloir que je vous relise pour entrer dans la compréhension de votre échange je crois, l'idéal étant que je lise le livre,  mais je voulais d'abord dire que je trouve sain, intéressant<br /> et honnête (au sens fort) la participation de christine ici, et donc la discussion, les filles: merci.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Oui, d'autres voix ont eu moins de chance, et se sont heurtées à une attitude intellectuelle, humaine (et politique) bien différente :<br /> <br /> <br /> http://penseedudiscours.hypotheses.org/2170<br /> <br /> <br /> ....<br /> <br /> <br /> <br />
H
<br /> <br /> Merci pour ce passionnant échange scientifique !<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> En fait, on s'était réparti les livres avec anne, et c'est elle qui a lu Garreta. Mais du coup, ça me donne envie de le lire!! Il y avait aussi, dans ce travail en commun, les avantages et<br /> inconvénients de ne pas être de la même formation disciplinaire, puisqu'Anne est littéraire. Même sur la passage du l'amour et le couple, j'y ai repensé après, et je pense qu'on était trop<br /> critiques, trop "dénonciatrices". Maintenant, je me dis plutôt que ce qui s'exprime, c'est la norme du couple, mais que ça traduit non pas uen forme de cynisme de leur part, mais le fait<br /> qu'effectivement, elles se trouvent confrontées à des normes qui ne correspondent plus aux situations vécues. je ne sais pas si je suis très claire! Pour Delphine Naudier, oui, ce que je fais sur<br /> les romancières algériennes, c'est dans le même ordre : ce qui m'intéresse, c'est savoir pourquoi elles écrivent, et ce que ça change dans leur quotidien, dans les rapprots sociaux de sexe<br /> qu'elles vivent etc. Et je me rends compte comment, si je me limitais aux romans qu'elles ont écrits,aux textes eux-mêmes, je ferais de sacrés contresens. Sinon, par rapport à votre question sur<br /> les liens entre littérature et sciences sociales, il y a aussi le livre de Lahire, sur Kafka, où il essaie d'expliquer les textes écrits par les dispositions et socialisations de<br /> l'écrivain.  enfin, bref, merci de cette discussion!!!!!<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> J'ai retrouvé le nom de l'écrivaine qui parlait de la cage mentale, c'était Wendy Delorme. Bonne nuit!<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Je ne la connaissais pas, merci de me l'avoir faite découvrir – sa posture et son travail ont l'air vraiment<br /> intéressants.<br /> <br /> <br /> <br />
C
<br /> <br /> En fait, je n'arrete pas d'y repenser depuis que j'ai lu vos commentaires, et du coup, je me suis balladée sur votre blog, c'est vraiment bien. Ca m'a fait remonter tououtes les questions et les<br /> frustrations que j'ai par rapport à ce livre : sur les "mots" des femmes, je suis vraiment aux antipodes de penser à une écriture "féminine" par nature, bien sûr. la seule question que je me pose<br /> à ce sujet, c'est est-ce que c'est possible d'écrire les sensations (en général d'ailleurs) autrement que de la façon que nous a légué des siècles de littérature écrite par des hommes. L'année<br /> derière, pour une conférence où assistait Corlaie Trinh Ti, j'avais lu Betty Monde, et là, il y avait vraiment des tentatives de décrire des sensations "autres". Il y avait aussi une autre<br /> écrivaine à cette conférence, dont j'ai oublié le nom (oups), qui parlait de "cage mentale", c'est à dire de cette impression que son imaginaire était bridé par des sicèles d'expression dominée<br /> par les hommes écrivains, mais que même si elle en avait conscience, elle ne savait pas quelle alternative trouver. Et j'avais trouvé ça très intéressant. En fait, ce qui me gêne aussi dans ce<br /> travail qu'on avait fait, c'est que c'est plus de la critique de textes, et que du coup, la situation d'énonciation disparait. Il aurait fallu faire des entretiens, situer ces écrits dans des<br /> trajectoires, des socialisations etc. C'est ce que je fais maintenant sur un travail sur les romancières algériennes, et je vois combien ça me satisfait mieux, en tant que sociologue. En fait,<br /> dans A leur corps défendant, les chapitres que je réécrirais pareil, ou dans le même esprit, ce serait celui sur les doubles socialisations (celles qui sont par exemple française etd e père<br /> algérien etc, ) et celui sur les encyclopédies pour enfants. Quand je parlais du moulilnage de l'édition, on a résisté à leur volonté d'axer le livre uniquement sur la sexualité : pour eux, le<br /> corps, c'était le sexe et point. Mais on n'a pas résisté assez, et je suis d'accord avec vous que cette première partie, elle est très discutable.<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br />  <br /> <br /> <br /> En fait, je ne parle ici que de ce court passage, mais j'ai lu le livre en entier ! J'ai tendance à ne parler que de ce<br /> qui me fâche (c'est mon côté grincheuse ;p), mais j'ai trouvé le bouquin dans son ensemble très bien fait et intéressant, j'ai appris beaucoup de choses... Et il est simple d'accès, ce qui est à<br /> mon sens une grande qualité (je l'ai pris dans une bibliothèque de lecture publique, la théorie féministe doit être vulgarisée !!)<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Quand vous parlez de « situer ces textes dans des trajectoires, des socialisations », ça me semble très<br /> juste.<br /> <br /> <br /> A la lecture de ces pages, je m'étais posée la question du croisement du sexe avec la classe sociale. Par exemple, à<br /> partir de la page 80, quand vous évoquez à raison l'évacuation du problème de la source de revenus, de l'activité professionnelle, dans ces romans... Je m'étais demandée s'il ne fallait pas<br /> chercher à savoir d'où parlaient ces auteures, plus généralement (et pas seulement depuis leur sexe – mais aussi, entre autre, depuis leur classe sociale) ?<br /> <br /> <br /> Ou chercher à décrire l'état et le fonctionnement du « champ » de la production littéraire francophone<br /> contemporaine (établir les différents positionnements, les stratégies, etc.) ?...<br /> <br /> <br /> (Je ne sais pas si, du coup, votre travail est proche de celui de Delphine Naudier par exemple ?)<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> J'ai été particulièrement frappée par les lignes sur le roman de Garréta (qui ne correspondent qu'à deux pages pourtant<br /> !), et par curiosité je l'ai emprunté et lu, et je dois dire qu'effectivement, je ne suis pas d'accord avec la lecture présentée dans A leur corps défendant.<br /> <br /> <br /> Un passage m'a tout particulièrement dérangée : celui qui traite spécifiquement de la sexualité de la narratrice. La<br /> citation, page 34, (« il faut, précise-t-elle ainsi en parlant de sa réaction face à D*, femme qui aime être possédée partout et à tout moment, que « tu éjacules ton excitation à son<br /> impudeur » ».) Il se trouve que cette phrase est tirée d'un chapitre (le troisième) dans lequel le jeu érotique entre la narratrice et son amante est très particulier : la narratrice<br /> veut montrer que sa partenaire l'a inscrite contre son gré dans une relation de type hétérosexuel (justement ! C'est écrit explicitement !) : « D* avait pris un amant et avait eu le génie de<br /> choisir pour en remplir le rôle, une femme. Mais ce qu'elle eût peut-être craint – ou rencontré quelque difficulté à – obtenir de lui, elle ne risquait rien à en faire d'une femme – dont elle<br /> s'arrangeait pour ne pas remarquer qu'elle en était une – l'instrument. La relation demeurait donc strictement hétérosexuelle. » (p.47)<br /> <br /> <br /> Ces jeux de langage (que la narratrice trouve manifestement de mauvais goût) font partie de la mise en scène créée par<br /> son amante : ainsi, relatant les injonctions de son amante, elle écrit : « Et surtout (mais là, tu calais, tu faillissais à la tâche) que tu y mettes les phrases, que tu éjacules ton<br /> excitation à son impudeur, que tu l'excites à l'obscénité et enfin la traites comme une pute. (Et là ta perplexité devint illimitée : comment est-on censé traiter les putes ? Mal, apparemment.<br /> [...]) » (p.46)<br /> <br /> <br /> Tiré de son contexte, le morceau de phrase est totalement incompréhensible ; et ce qui est tout au contraire, il me<br /> semble, la description d'une configuration complexe, qui soulève des tas de questions (sur les liens entre genre et sexualité) est rabattu sur une caricature de texte érotique masculin un peu<br /> ridicule – c'est dommage !<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Encore merci pour cet échange.<br /> <br /> <br /> <br />

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Chez la méduse. Glânez comme bon vous semblera.
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