J'aimerais consacrer les prochains posts à un livre que mon ange gardien féministe m'avait prêté, que j'ai lu il y a déjà un moment, sur lequel j'avais pris un certain nombre de notes, et qui m'avait assez profondément marquée : il s'agit de L'Invention du naturel, sous-titré Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, sous la direction de Delphine Gardey et Ilana Löwy (Éditions des Archives contemporaines, 2000).
Cet ouvrage collectif est issu de deux journées d'étude organisées en avril 1997 au Centre de Recherche en Histoire des sciences et des Techniques, et rassemble 11 contributions distribuées en trois parties (« Études féministes, Gender Studies, Questions d'ici et d'ailleurs », « Les sciences humaines devant le sexe, la nature et le féminin »et « Le biologique, le social et le genre »).
Mes notes sont évidemment partielles et partiales, petits zooms sur des parties d'articles, et j'ai rendu le livre à son heureuse propriétaire après l'avoir pressé comme un citron ; ce n'est donc pas un compte-rendu de l'ouvrage que je vous propose ici, juste un aperçu (en forme de jus de citron) de ce qui m'a parlé, à moi, au moment où je l'ai lu. Le résultat risque fort d'être assez désordonné voire de ressembler carrément au contenu de mes armoires, où les bonnets de bain côtoient les tubes de sauce tomate, mais ça sera l'occasion de rappeler la devise de la méduse : « que chacun.e se serve comme chez elle / lui ! »
Alors donc c'est « d'invention du naturel » qu'il s'agit là...
Comme nous le rappelle Eleni Varikas dans le cinquième article, avec le processus de sécularisation qui commence à la fin du Moyen-Age et se poursuit dans les siècles qui suivent, ce ne sont plus Dieu et la sphère du religieux qui légitiment l'ordre social, mais la « nature ». (Colette Guillaumin évoque largement et de façon très convaincante la montée en puissance de ce nouveau paradigme et ses conséquences sociales dans son travail (L'Idéologie raciste, et Sexe, race et pratique du pouvoir, l'Idée de nature).) La biologie moderne invente le « corps naturel » : un corps stable, anhistorique et sexué, un corps fermé et autarcique étranger au domaine de la signification. Il y a alors rupture entre l'homme et son environnement, comme le montre Thomas Laqueur dans tout son travail.
Ce mythe du « corps naturel » est dénoncé avec fermeté par des biologistes féministes et des historiennes des sciences (Ruth Bleier, Ruth Hubbard, Evelyn Fox Keller, Emily Martin ou Helen Longino) à partir des années 1980. Le corps est toujours un corps signifié, nous disent-elles, il n'existe pas de vérité naturelle sur le corps qui soit donnée directement et sans intermédiaire. Cette critique s'inscrit dans une démarche plus large, celle du constructivisme social des sciences, qui énonce que les scientifiques ne découvrent pas la réalité mais la construisent (les faits scientifiques ne sont pas donnés objectivement, mais construits collectivement). (Une fois critiquée et rejetée la conception de la nature comme référent extérieur, neutre, objectif, que le discours biologique et scientifique ne ferait que dévoiler, il nous faudra comprendre comment ce « corps naturel » est fabriqué, dans le sens commun, dans nos conceptions ; comment les scientifiques ont réussi à nous convaincre qu'il existe une chose telle que le corps naturel...)
L'une des caractéristiques toute premières de ce corps naturel, on l'a dit, c'est d'être sexué : tout corps est naturellement soit féminin, soit masculin. La critique de la science comme miroir de la nature et celle du mythe du corps naturel servent par conséquent de tremplin à une autre critique, celle de la sexuation naturelle et dichotomique des corps (en deux et seulement deux sexes, exclusifs l'un de l'autre).
Il me semble que c'est là tout le propos du livre – ou plutôt : le propos du livre-pour-moi, ce que j'en ai retiré, retenu et ce que je me suis appropriée...
(Je compte mettre sur le dos de la méduse essentiellement des bouts des articles de Nelly Oudshoorn (Au sujet des corps, des techniques et des féminismes), qui cause de sciences et d'hormones, d'Evelyn Fox Keller (Histoire d'une trajectoire de recherche, de la problématique « genre et science » au thème « langage et science »), qui parle de sciences, de langage et de métaphores, et de Cynthia Kraus (La bicatégorisation par sexe à l' « épreuve de la science », le cas des recherches en biologie sur la détermination du sexe chez les Humains), qui traite de la vaine recherche du « critère ultime » pour déterminer le sexe. Puis bien sûr bien des bouts des autres...)