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12 février 2011 6 12 /02 /février /2011 18:17

  J'aimerais consacrer les prochains posts à un livre que mon ange gardien féministe m'avait prêté, que j'ai lu il y a déjà un moment, sur lequel j'avais pris un certain nombre de notes, et qui m'avait assez profondément marquée : il s'agit de L'Invention du naturel, sous-titré Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, sous la direction de Delphine Gardey et Ilana Löwy (Éditions des Archives contemporaines, 2000).


l-invention-du-naturel.gifCet ouvrage collectif est issu de deux journées d'étude organisées en avril 1997 au Centre de Recherche en Histoire des sciences et des Techniques, et rassemble 11 contributions distribuées en trois parties (« Études féministes, Gender Studies, Questions d'ici et d'ailleurs », «  Les sciences humaines devant le sexe, la nature et le féminin »et « Le biologique, le social et le genre »).

Mes notes sont évidemment partielles et partiales, petits zooms sur des parties d'articles, et j'ai rendu le livre à son heureuse propriétaire après l'avoir pressé comme un citron ; ce n'est donc pas un compte-rendu de l'ouvrage que je vous propose ici, juste un aperçu (en forme de jus de citron) de ce qui m'a parlé, à moi, au moment où je l'ai lu. Le résultat risque fort d'être assez désordonné voire de ressembler carrément au contenu de mes armoires, où les bonnets de bain côtoient les tubes de sauce tomate, mais ça sera l'occasion de rappeler la devise de la méduse : « que chacun.e se serve comme chez elle / lui ! »


Alors donc c'est « d'invention du naturel » qu'il s'agit là...

Comme nous le rappelle Eleni Varikas dans le cinquième article, avec le processus de sécularisation qui commence à la fin du Moyen-Age et se poursuit dans les siècles qui suivent, ce ne sont plus Dieu et la sphère du religieux qui légitiment l'ordre social, mais la « nature ». (Colette Guillaumin évoque largement et de façon très convaincante la montée en puissance de ce nouveau paradigme et ses conséquences sociales dans son travail (L'Idéologie raciste, et Sexe, race et pratique du pouvoir, l'Idée de nature).) La biologie moderne invente le « corps naturel » : un corps stable, anhistorique et sexué, un corps fermé et autarcique étranger au domaine de la signification. Il y a alors rupture entre l'homme et son environnement, comme le montre Thomas Laqueur dans tout son travail.

Ce mythe du « corps naturel » est dénoncé avec fermeté par des biologistes féministes et des historiennes des sciences (Ruth Bleier, Ruth Hubbard, Evelyn Fox Keller, Emily Martin ou Helen Longino) à partir des années 1980. Le corps est toujours un corps signifié, nous disent-elles, il n'existe pas de vérité naturelle sur le corps qui soit donnée directement et sans intermédiaire. Cette critique s'inscrit dans une démarche plus large, celle du constructivisme social des sciences, qui énonce que les scientifiques ne découvrent pas la réalité mais la construisent (les faits scientifiques ne sont pas donnés objectivement, mais construits collectivement). (Une fois critiquée et rejetée la conception de la nature comme référent extérieur, neutre, objectif, que le discours biologique et scientifique ne ferait que dévoiler, il nous faudra comprendre comment ce « corps naturel » est fabriqué, dans le sens commun, dans nos conceptions ; comment les scientifiques ont réussi à nous convaincre qu'il existe une chose telle que le corps naturel...)


L'une des caractéristiques toute premières de ce corps naturel, on l'a dit, c'est d'être sexué : tout corps est naturellement soit féminin, soit masculin. La critique de la science comme miroir de la nature et celle du mythe du corps naturel servent par conséquent de tremplin à une autre critique, celle de la sexuation naturelle et dichotomique des corps (en deux et seulement deux sexes, exclusifs l'un de l'autre).

Il me semble que c'est là tout le propos du livre – ou plutôt : le propos du livre-pour-moi, ce que j'en ai retiré, retenu et ce que je me suis appropriée...


(Je compte mettre sur le dos de la méduse essentiellement des bouts des articles de Nelly Oudshoorn (Au sujet des corps, des techniques et des féminismes), qui cause de sciences et d'hormones, d'Evelyn Fox Keller (Histoire d'une trajectoire de recherche, de la problématique « genre et science » au thème « langage et science »), qui parle de sciences, de langage et de métaphores, et de Cynthia Kraus (La bicatégorisation par sexe à l' « épreuve de la science », le cas des recherches en biologie sur la détermination du sexe chez les Humains), qui traite de la vaine recherche du « critère ultime » pour déterminer le sexe. Puis bien sûr bien des bouts des autres...)

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1 février 2011 2 01 /02 /février /2011 15:06

  Voilà un post bien paresseux, mais qui vaut la peine d'être lu !

Suite à ce que j'écrivais à la fin d'un article précédent sur le lien qu'on pouvait faire entre mariage, travail domestique et travail sexuel, et la référence rapide au travail de Paola Tabet, j'ai lu une interview de la chercheuse mené par Mathieu Trachman et entièrement disponible en ligne sur le site de Genre sexualité & société. Un échange vraiment intéressant, dont il m'a semblé utile de faire un résumé.

C'est là que la grosse paresse intervient - je ne vous en propose finalement pas un résumé mais un panel d'extraits choisis ... laissés dans l'ordre, et qui donnent, selon moi, une bonne idée du travail de Tabet.

Bonne lecture ! (Mais non c'est pas long ! et c'est très rapide à lire !)

 

 

tabet.jpg« Pour moi l’idée d’échange économico-sexuel sert à désigner un phénomène bien plus large [que la prostitution ou le travail sexuel], c’est-à-dire l’ensemble des relations sexuelles entre hommes et femmes impliquant une transaction économique. Transaction dans laquelle ce sont les femmes qui fournissent des services (variables mais comprenant une accessibilité sexuelle, un service sexuel) et les hommes qui donnent, de façon plus ou moins explicite, une compensation (dont la qualité et l'importance sont variables, cela va du nom au statut social, ou au prestige, aux cadeaux, à l’argent) en échange de ces services. Nous avons ainsi un ensemble de rapports allant du mariage à la prostitution et qui comprend des formes très différentes entre ces deux extrêmes. J’ai essayé en fait de montrer qu’il n’y a pas une opposition binaire entre mariage et prostitution, mais plutôt toute une série de relations différentes, et qu’il est possible d’établir un continuum, c’est-à-dire une série variable d’éléments communs aux différentes relations et une série d’éléments qui les différencient. »

 

« Cette scission entre une sexualité légitime (pour laquelle on nie l’existence d’un échange) et les autres relations est le propre des sociétés occidentales actuelles. Par contre dans beaucoup d’autres sociétés - et, dans le passé, aussi dans les sociétés occidentales - on dit de façon claire et nette que le sexe est le capital des femmes, leur terre, et qu’elles doivent bien l’utiliser. »

 

« [L'appropriation de la sexualité féminine] est un aspect important de ce que Colette Guillaumin (1978) appelle sexage, un rapport qu'elle voit comme appropriation matérielle des femmes, appropriation de la personne même et pas seulement de sa force de travail, quelque chose qui va au-delà de l’appropriation sexuelle et qui concerne l’ensemble du travail et de la vie des femmes : des soins aux enfants, aux vieux, aux hommes, aux services personnels donnés à toute la communauté. »

 

« Colette Guillaumin (1978) le dit très bien : le fait d’être « consacrées sans contrat ni salaire […] a l’entretien corporel, matériel et éventuellement affectif » d’autres individualités, « les bébés, les enfants, le mari, et aussi les gens âgés ou malades » bref « l’appropriation matérielle de l’individualité » a des effets très lourds : « L’individualité est une fragile conquête souvent refusée à une classe entière dont on exige qu’elle se dilue matériellement et concrètement dans d’autres individualités ». Ce travail, obligatoire pour les femmes, entraînant une « constante proximité/charge physique » et des liens si puissants (qu'ils soient d’amour ou de haine), marque profondément la personne : « il disloque la fragile émergence du sujet. […] Quand on est approprié matériellement on est dépossédé mentalement de soi-même ». »

 

« Bien sûr l’idée d’échange économico-sexuel est en contraste avec la vision commune et largement idéologique du mariage comme d’un rapport sans transactions économiques. Il suffit de regarder l’analyse de Viviana Zelizer (2005) sur les transactions économiques dans les relations intimes aux États-Unis pour voir avec quelle force cette idée de l’incompatibilité entre le mariage (ou d'autres relations intimes) et les transactions économiques y a été soutenue, et comment pour la justice il était impossible - et il l’est presqu’autant aujourd’hui - de faire évaluer légalement sur le plan financier l’ensemble des services domestiques, reproductifs et sexuels donnés par une femme dans le mariage puisqu'elle n’avait (et n'a généralement ) aucun droit de les établir par contrat ni d’établir une mesure à ses services. Pour une femme, tout accord contractuel sur les rapports sexuels - que ce soit hors du mariage ou dans le mariage - l’aurait précipitée du côté de la prostitution. Et pourtant l’analyse de Zelizer montre bien la présence de véritables transactions économiques, appelées et marquées de façon différente (et, en plus, traitées différemment dans les procès civils) dans toutes les formes de relation personnelle. »

 

« Un rapport de pouvoir ? Si une personne - ou mieux une classe entière de personnes - n’a pas droit à sa propre sexualité, si elle est destinée dès sa naissance à entrer dans un rapport où elle devient dépendante d’une autre personne et en échange de l’entretien et d’une position de légitimité sociale elle doit donner des services sexuels, domestiques, reproductifs, quand elle entre en plus dans ce rapport de façon non contractuelle, c’est-à-dire que ses services ne font pas l'objet d'un contrat qui en définit la mesure, ils ne sont donc en aucune manière quantifiés, quand en plus il y a, et il y a eu, la possibilité souvent mise en acte de la contraindre par la violence à fournir ces services, je pense qu’on peut parler sans hésiter d’un rapport de pouvoir. »

 

« Les femmes sont affectées au service sexuel des hommes que ce soit dans le cadre du mariage ou d’autres formes de relation : l’échange économico-sexuel couvre l’ensemble des relations. »

 

« Ainsi le service sexuel est donné aux hommes par les femmes. Et quand les ethnologues parlent du paiement, tabett.jpgde cadeaux, de compensations pour la sexualité, ils ne se demandent pas pourquoi cela ne fonctionne que dans un sens. On ne se pose pas cette question. Le service ce sont les femmes qui le donnent, la compensation, ce sont les hommes. Un point, c'est tout. C’est comme ça que les sociétés sont organisées. »

 

« Je ne partage aucunement une vision différentialiste, la vision selon laquelle « par nature » les hommes auraient plus besoin de sexualité que les femmes et les femmes tendraient à une sexualité plutôt de relation, etc. C’est une idéologie qui sert à justifier la domination, entre autres, sexuelle des hommes : ils auraient « naturellement » plus besoin de sexe que les femmes. Donc les femmes doivent le leur donner. C’est une idéologie que entre autres est acceptée par une partie des femmes comme le montre l’enquête récente sur la sexualité en France (Bajos, Ferrand, Andro, 2008) : « la naturalisation des besoins sexuels masculins établit leur caractère irrépressible et justifie pour les femmes [...] l’enjeu d’y répondre pour conforter la relation ». Ce qui tend à rendre acceptable et on peut dire « normal » le fait de subir une sexualité imposée. Et statistiquement les femmes qui « considèrent que les hommes ont par nature plus de besoins sexuels que les femmes, reconnaissent accepter davantage des rapports sans en avoir envie ». Il me semble aussi que ça permet aux femmes d’accepter les différences économiques et de pouvoir (et l’échange économico-sexuel). Une idéologie qui fonde la différence dans la nature est bien pratique pour les dominants. »

 

« Les femmes, c’est vrai, peuvent essayer de [résister, ou résistent]. Et parfois on voit que la lutte est d’imposer une mesure et un contrat explicites à ce qui est donné sans contrat ni mesure. Ce qui peut être le cas, ou parfois un des aspects, du sex work(j’en parle dans ce sens dans « Les dents de la prostituée »). Aussi du sex worken tant que « girl friends ». Les pratiques de résistance, on les voit dans bien des sociétés, y compris les sociétés occidentales. Décider de gagner de l’argent en vendant des services sexuels, en fait, c’est une résistance possible à une organisation sociale qui ne donne pas les mêmes droits dans la vie, ni les mêmes possibilités de choix du travail. Je ne rappellerai que les mots de Pieke Bierman : « la position de la lesbienne et celle de la prostituée constituent les cris les plus violents élevés par les femmes contre la société sexiste. C'est un “non” à la sexualité obligée, un “non” à l'intégration obligée dans les rapports sociaux existants... Ce “non” tire sa force de ce qu'on prend quelque chose pour soi : les prostituées prennent de l'argent dans un commerce sexuel qui normalement s'effectue sans argent. Leur cri vaut à lui seul tout un discours... » (Tatafiore, 1984). »

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26 janvier 2011 3 26 /01 /janvier /2011 12:14

J'ai eu envie de lire des romans pour enfants / adolescent.e.s avec des personnages homosexuel(le)s.

Je me suis plongée dans les bibliographies jeunesse proposées par le point G de la BM de Lyon.

J'ai trouvé et lu un article très intéressant de Christelle Lefebvre sur le site de Lille III Jeunesse avec une bibliographie bien sympa.

J'ai également fait un peu de lèche-vitrine du côté des Isidor et de la sélection jeunesse HomoEdu / altersexualité.com.

Et j'ai papillonné dans les rayonnages de mon taff pour piocher quelques romans. (L'occasion de constater notre gay&lesbian pauvreté.)

J'ai tout de même trouvé quelques livres à me mettre sous la dent.

 

Dans l'article mentionné plus haut Christelle Lefebvre décrit une évolution positive dans la façon dont sont traités les personnages gays et lesbiens des fictions pour la jeunesse.

Dans la majorité des romans ados des années 1980, les amours homosexuelles sont suggérées, apparaissant plutôt sous la forme de fortes amitiés, de fascinations / attirances sans que soit jamais clairement exprimée la nature amoureuse du lien. Les personnages explicitement présentés comme homosexuels sont masculins pour les filles, efféminés pour les garçons, ce qui alimente une vision trop simple et trop étroite, faisant coïncider l'homosexualité avec la déviance de genre (il existe en effet des garçons homosexuels « efféminés » (qui s'écartent de diverses façons du modèle normatif masculin), mais aussi des garçons homosexuels virils, et des garçons « efféminés » hétérosexuels... En outre, présenter les homosexuel.le.s comme systématiquement particuliers, pas comme nous (et repérables), c'est éloigner de nous l'éventualité que l'on tombe amoureux/euse d'une personne de même sexe... Cela ne nous concerne pas).

Et surtout (c'est moi qui dit surtout), ces personnages sont très souvent rejetés, mal dans leur peau, malheureux/malheureuses. Le summum de ce qu'ils peuvent obtenir, c'est qu'on ne les rejette « pas trop », qu'on soit tolérants, gentils avec eux (avec leur « différence »...)

« En bref, une image de l’homosexualité qui ne donne pas envie d’être vécue pour un adolescent », écrit Christelle Lefebvre. Les choses changent dans les années 1990 ; C.L. cite plusieurs romans dans lesquels la relation amoureuse homosexuelle est véritablement heureuse (Les lettres de mon petit frère de Chris Donner, J'ai pas sommeil de Cédric Erard, Macaron citron de Claire Mazard).

 

Je serais tout de même un petit peu plus pessimiste qu'elle dans sa conclusion quant à la place de l'homosexualité dans la littérature pour ados (et enfants).

Parce que :

- on a beau dire, cette place est et reste rikiki ;

- elle est occupée majoritairement par des garçons, les lesbiennes ici comme ailleurs étant assez largement invisibles ;

- les romans qu'elle cite pour les années 1990 & suite, qui relatent des amours homosexuelles heureuses, se comptent sur les doigts d'un seul pied.

 

Et puis... les récits d'amours consommés, vécus, de premier plan, que la lectrice ou le lecteur peut vivre par procuration (avec les yeux exorbités et les mains moites) sont plus rares encore - se comptent sur les doigts d'un demi-pied.

 

V'là la critique des Lettres de mon petit frère (par exemple), que Christelle Lefebvre & Lionel Labosse d'altersexualité .com célèbrent (et je comprends malgré tout pourquoi !) : Mathieu le petit frère écrit à son grand frère homo, un personnage positif, qui finit par être accepté avec son boyfriend (happy end) ; mais on peut lire sous la plume  de Lionel Labosse : "Il y a quand même Sophie, une fille que Mathieu rencontre à la pharmacie, et qui fournit l’inévitable amour de vacances nécessaire au frisson du jeune lecteur". Mais le jeune lecteur peut vouloir frissonner sur autre chose que des hétérotrucs, sacrebleu !!! Pff... frissonner altersexuellement, voilà le défi...


Au final, ça me fout en colère - merde, on doit pouvoir trouver quand on est ado des livres avec des histoires d'amour homo qui se passent bien, des récits de filles entre elles et de garçons entre eux qui peuvent foutre des coups de chaud tout pareil, le rouge aux joues, les palpitations, les doigts des mains moites, pareil que ces pelletées de romans à histoires hétéro qui inondent nos rayonnages ; je revendique le droit pour les ados de se plonger le nez dans des romans sans renoncement, sans frustration, sans abandon, sans implicite, sans demi-mot... le droit de fantasmer à bloc dans nos romans, que ça SE FINISSE, et que ça SE FINISSE BIEN !!!


OUI AUX SCENES D'AMOUR HOMO DANS LES ROMANS POUR ADOS !!!

 

beautiful-thing.jpg

 

 

[ D'autres infos et ressources : sur le site d'Adéquations (tout plein de bibliographies & outils), sur le site de Mix-Cité ici et aussi là, et un peu de pub pour les éditions Talents Hauts qui se sont spécialisés dans les livres pour enfants contre le sexisme (la classe). ]

 

*edit* : un super article là !

 

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21 janvier 2011 5 21 /01 /janvier /2011 10:59

  Pascale Molinier attire notre attention sur le fait qu'il est compliqué de faire la distinction entre ce qui est vécu comme du harcèlement sexuel, et ce qui n'est pas vécu comme tel – alors qu'il s'agit souvent des mêmes situations. Les inquiétudes des personnes harcelées se focalisent en général moins sur les vieux messieurs que sur des fils ou des maris valides. Elle note par ailleurs qu'il y a beaucoup plus de débordements dans le secteur éducatif, avec les adolescents (handicapés mentaux en particulier), qu'avec les vieillards dans le secteur de l'assistance ; mais de cela on parle beaucoup moins, on l'étudie moins – c'est un sujet qui reste tabou.

 

Elle revient sur l'idée, développée par Anne Dussuet, de souplesse et de négociation du côté des femmes salariées : dans les entretiens qu'elle a menés, il apparaissait très clairement que les vieux messieurs harceleurs étaient très pénibles, que les salariées s'en plaignaient, mais qu'elles s'en servaient également. (Il ne faut néanmoins jamais perdre de vue que ces négociations avec les frontières du tolérable sont éminemment politiques et résultent de rapports de pouvoir ; leur issue dépend en grande partie de la position de la salariée : est-elle sans-papier ? A-t-elle été longtemps chômeuse ? RMIste ? Quel est son passé ? A-t-elle d'autres possibilités de ressources ? Des charges familiales ? Etc. Une salariée qui repousserait les avances de son employeur peut tout à fait être accusée de vol, par exemple, ce qui pourrait avoir des conséquences dramatiques pour certaines d'entre elles.)

Certaines salariées rencontrées par P.M. manifestaient une attitude compassionnelle à l'égard des harceleurs, rubens-charite.jpgtolérant des comportements hors norme, mettant en avant le fait que ces personnes étaient démunies, fragiles, désocialisées... Ces femmes voient en fait dans le monsieur harceleur, note Pascale Molinier, à la fois "un pauvre type" et un représentant du patriarcat – les deux se superposent. Elles cherchent alors une réponse qui tienne le compromis : « la sexualité des hommes est construite comme ça, et ça les rend exécrables, mais en même temps, ce sont de pauvres types malheureux ». Leurs jugements sont donc éminemment ambigus.

« C'est vrai qu'on a envie de les cogner ! » rigole Pascale M. Et cette colère transparaissait dans l'intervention d'Anne Dussuet... «... c'est vrai que quand ils sont handicapés on sait qu'on pourrait le faire assez facilement... » Et c'est pénible, car justement, leur dépendance empêche qu'on leur donne un gros coup de balai sur le coin de la figure –  les cogner, se venger : on ne peut pas traiter le harcèlement sexuel d'un homme dépendant de la même façon que celui d'un homme puissant.

 

Les salariées sous-estiment souvent la capacité qu'elles ont de stopper les actes de harcèlement de ces personnes, en montrant qu'elles ne sont pas des femmes vulnérables mais des femmes puissantes, note-t-elle ; elles s'en rendent compte avec l'expérience. « Il y a quelque chose à faire avant le recours à la loi », estime Pascale Molinier, et c'est « une question de posture » : "cela nous concerne toutes en tant que femmes, et a à voir avec ce que nous avons intériorisé de la toute-puissance et du risque de débordement de la sexualité masculine".

« Tant que la sexualité des hommes sera ce qu'elle est », énonce-t-elle, « ça résistera... » (i e, j'imagine : ils continueront à être, d'une certaine façon, exécrables, et nous aurons à composer avec ça.)

 

james_bond_11.jpgPascale Molinier essaie, dans l'ensemble du travail qu'elle mène actuellement, de déconstruire l'évidence du lien entre care et femmes, care et sentiments, qui va de pair avec une certaine vision irénique du care. Elle mentionne une recherche sur le travail d'hôtesses philippines employées dans des hôtels accueillant de nombreux cadres supérieurs japonais, "un peu bousculés par le libéralisme" ; ces jeunes femmes sont embauchées pour prodiguer à ces hommes une sorte de package de care, incluant écoute, attention, valorisation de l'autre, jeu sexuel et de séduction, et surjouent les codes de la soumission féminine. Cet exemple fait clairement apparaître l'imbrication entre rapport de classe et rapport de sexe, ainsi que le rôle central du care et du travail sexuel dans le soutien de l'ordre patriarcal. « Le care et le travail sexuel sont terriblement conservateurs », énonce Pascale Molinier, « et dans ce soutien, on est toutes partie prenante, à divers degrés, en particulier via le travail domestique ».

[ Je suis vertement confuse mais je n'avais pas réussi à saisir, ce lundi, le nom de la chercheuse ayant mené cette recherche, et ne suis pas parvenue à le retrouver sur le net ensuite... ]

 

Elle nous dit détester le concept de « besoin », et pas seulement pour la sexualité ; cette idée de mettre une personne en face de chaque « besoin » (que porte toute la stratégie de communication autour du secteur des « services à la personne », avec des slogans comme « les besoins des uns font les emplois des autres »), tend à dépolitiser les rapports de travail.

En réponse à une intervention sur la définition du care, lui demandant si, par exemple, la vulnérabilité de la ou des personnes que l'on soutient peut être un bon critère pour discriminer ce qui relève du care de ce qui n'en relève pas, Pascale Molinier explique qu'elle ne veut pas définir le care de cette façon restrictive : « nous sommes tous vulnérables », il ne sert à rien de classer les gens dans des catégories dites vulnérables, « les pauvres », « les toxicomanes », « les vieux », etc. : les cadres supérieurs japonais sont puissants parce que dorlottés, étayés ! Ils ont beaucoup de femmes à leur service, et cela participe au fait qu'ils sont moins vulnérables. Cet étayage par le care est invisible, et beaucoup plus fréquent pour les privilégiés.

 

« Nous sommes tous vulnérables, seulement le care est distribué de façon très inégalitaire ; les puissants sont beaucoup plus étayés, la vulnérabilité des puissants est beaucoup plus combattue. Le care renforce la puissance des puissants. »

Pour penser le care avec justesse, il faut parvenir à tenir ensemble la vulnérabilité générique de tous, lié au modèle psychologique de l'humain, et les vulnérabilités, les inégalités.

 

(J'ai vraiment apprécié ce dernier développement  ; elle est forte cette Pascale M...   !! ))

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17 janvier 2011 1 17 /01 /janvier /2011 18:20

  Pascale Molinier est très vive, elle parle vite, rit beaucoup ; sa pensée sort en bouffées de paroles et d'idées. (En réalité elle m'a bien plu ; je l'ai trouvé super rigolote, puis drôlement fine, efficace dans sa pensée, juste.)

 

Elle revient sur cette idée de « services sexuels » qui découleraient d'un « droit à la sexualité ». Cette proposition représente un réel danger pour les salariées de l'aide à domicile, et ce pour deux raisons : d'une part, leur légitimité en prend un coup, avec une telle revendication, lorsqu'elles protestent contre des actes de harcèlement sexuel, d'autre part l'intégration de ce nouveau « service » induit une redéfinition de « l'aide » qu'elles sont censées prodiguer, et qui peut dès lors intégrer tout besoin, toute demande, quelle qu'elle soit, à l'infini. Pour les personnes qui défendent l'idée de la légitimité de « services sexuels », l'abstinence est pensée comme une injustice sociale ; les personnes handicapées souffrent d'un stigmate qui les rend non désirables, et il revient à la société de corriger cette injustice.

 

jouval.jpgElle note qu'aux Pays-Bas par exemple, de tels services sont effectivement mis en place, et peuvent être remboursés par la Ziekenfonds, l'équivalent de notre Sécurité sociale. La photographe Frédérique Jouval a d'ailleurs fait un reportage photo sur ce sujet ; sa série de photos intitulée « soins d'amour » a été exposée pendant tout le mois d'octobre à la mairie du XIIIe arrondissement de Paris. On y voit aussi des femmes, recourant à ces services (avec des hommes : les « services » sont strictement hétérosexuels). En résonance avec cette exposition, un colloque a été organisé le 26 novembre dernier à la mairie de Paris sur le thème de la sexualité des personnes handicapées. Tout comme le manifeste paru dans l'Express, ce colloque a suscité des réactions : une lettre ouverte signée par de nombreuses personnalités et associations, et, par exemple, des prises de position sur le site du Féminin l'emporte ou dans la revue du Mouvement du Nid-France, Prostitution et Société (entre autres).

Une thèse est en cours en Suisse sur ce sujet : Lucie Nayak travaille depuis deux ans sur l' « analyse de la construction sociale des normes sexuelles à travers l’étude des pratiques et représentations de la vie sexuelle et affective des personnes désignées comme « handicapées mentales » (comparaison France – Suisse) » ; on peut lire ici une interview de cette chercheuse.

 

[ D'autres infos glanées au gré du net, sur ce sujet plein d'épines ; divers articles dans la presse (dans le Parisien, l'Express, la Tribune de Genève, ou Libération ici et ), un dossier avec pas mal d'infos et une courte vidéo d'interview d'un assistant sexuel (Bonjour docteur), ou encore une vidéo d'une dizaine de minutes sur le site suisse Assistancesexuelle – du grain à moudre pour vos neurones ! ]

 

Il faut être attentif au fait que l'expression « droit à la sexualité pour les personnes handicapées » ne vise pas nécessairement la mise de place de ce genre de « services » (y compris dans les textes et articles sur le sujet) : cela peut désigner le droit, bien légitime, pour les personnes (et adolescent.e.s) handicapées physiques et mentales, à une véritable éducation sexuelle, à la sécurité sexuelle (qui implique une information digne de ce nom sur les MST et les moyens de protection, ainsi que sur les moyens de contraception, et une protection contre les agressions), le droit à l'intimité, la possibilité de la mixité, le respect de l'orientation sexuelle, etc. C'est par exemple l'idée que l'on trouve développée dans ce texte sous le titre « droit à la sexualité pour les handicapés ».

 

Pascale Molinier se dit moins mitigée qu'Anne Dussuet quant à l'usage de l'expression « travail sexuel », tout en soulignant qu'il s'agit toujours beaucoup, dans les faits, de travail au profit des hommes (qu'ils soient hétérosexuels ou gays) : ce travail sexuel s'insère dans un système patriarcal, où la sexualité est organisée au profit des hommes les plus puissants. Mais la revendication de l'appellation « travail sexuel » par les personnes prostituées elles-mêmes a bien un sens : cette qualification comme travail ouvre la possibilité de codifier cette activité, de lui fixer des règles, des limites, dans l'intérêt évident des femmes et des hommes concerné.e.s.

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12 janvier 2011 3 12 /01 /janvier /2011 18:15

  Cette présentation d'Anne Dussuet m'a semblé à la fois vraiment intéressante, soulevant plein de questions et donnant plein d'infos, et en même temps... peut-être un peu confuse, ou non aboutie par moments. Peut-être un peu... « naïve », même si le mot est fort.

Je m'explique : la thèse centrale qu'elle défend, le fait que les règles de l'espace privé s'étendent dans le  domaine censément public du salariat, dans ce secteur particulier, tenu sous la loupe, du travail à domicile ou des « services à la personne », me paraît extrêmement importante et intéressante.


Mais il me semble qu'Anne Dussuet aurait gagné à faire entrer en résonance ce mouvement de dépolitisation du travail qu'elle observe dans ce secteur avec deux réalités sociales :

- d'une part, l'évolution plus globale du monde du travail et des entreprises dans notre société, qui va dans le sens d'une psychologisation des rapports de travail, d'une demande d'une plus grande implication émotionnelle, intime et affective des personnes, qui privilégie les lectures psychologiques et individuelles aux lectures politiques et collectives, où le « management », enfin, tend à remplacer les négociations collectives ;

- d'autre part, l'histoire des femmes au travail, et l'existence ancienne (depuis les années 1920) de couples comme celui de patron / secrétaire, régi de façon très claire par « les règles de l'espace privé », ou en tout cas par la règle de « l'entière mise à disposition des femmes » (y compris sexuelle).


En résumé, je trouve qu'Anne Dussuet accorde peut-être un peu trop de foi dans l'existence d'une barrière entre privé et public, personnel et professionnel, psychologique et politique – une barrière qu'elle suppose sans doute un peu trop étanche, à la fois aujourd'hui dans d'autres secteurs que celui des « services à la personne », et par le passé, dans une société salariale où ne s'était pas encore tant développé ce secteur de travail. Cette frontière est éminemment souhaitable ; la renforcer c'est augmenter la protection des travailleurs/euses, et les brèches profitent avant tout aux employeurs/dirigeants. Elle a toujours fait l'objet (ou été le résultat) de luttes. Selon moi, observer le secteur des services à la personne aujourd'hui, comme elle le fait, c'est étudier un terrain de luttes où la frontière tend à se troubler et s'effacer, aux dépens des salariées. Sans que ce brouillage soit une révolution ou une pure nouveauté... ( Non ? )

 

J'aimerais enfin écrire un mot sur ce terme de « travail sexuel », et sur la réticence à l'employer dont nous a fait part Anne Dussuet (elle a préféré utiliser l'expression « services sexuels »). Je comprends mal sa position, d'une part parce qu'il ne me semble pas que l'alternative qu'elle a choisie soit vraiment préférable, d'autre part parce que la référence au « travail domestique » qu'elle a elle-même mobilisée plaide plutôt, selon moi, pour une acceptation de l'appellation « travail sexuel ».


strass.jpgAnne Dussuet critique elle-même les significations qui sous-tendent l'expression « services à la personne » - comme s'il n'était question que de « rendre service » (parce qu'on est sympa, parce qu'on est solidaire et éthique, parce que c'est naturel), et pas question de relations professionnelles et de travail. Le mot « travail » comprend des connotations (d'effort, d'obligation, de possible pénibilité) que ne porte pas le terme « service ». J'ajoute que la qualification de « travail sexuel » est revendiquée par une majorité de personnes exerçant cette activité (qui, en portant des revendications, s'affirment comme sujets politiques actifs), tandis que l'expression « services sexuels » apparaît plutôt dans la bouche des « clients » potentiels (associations de personnes handicapées par exemple).


Les luttes féministes pour faire accepter l'expression de « travail domestique » ont fait apparaître le caractère gratuit et jusqu'alors invisible de ce « travail » (si l'épouse n'était pas là pour assumer ce travail, il faudrait soit que l'époux le fasse lui-même, en y consacrant de son temps et de son énergie, soit qu'il paie quelqu'un.e pour le faire). Le contrat de mariage inclut implicitement, ont montré les féministes, cette part de travail fournie par l'épouse à son époux. On peut tout à fait considérer, il me semble, que ce même contrat de mariage comprend l'ensemble des activités de soutien de l'épouse à son époux, qui le renforce et le déleste d'un certain nombre de tâches et de soucis. On peut considérer que la mise à disposition de son attention, de son écoute, que sa bienveillance, mais aussi de son corps, fait partie du contrat de mariage traditionnel et patriarcal. L'absence de reconnaissance du viol conjugal, qui a perduré jusqu'en 1990 en France, témoigne bien du fait que l'on considère l'épouse comme sexuellement disponible pour son mari (et ce en permanence), du seul fait du contrat de mariage. Qualifier de « travail » cette tâche d'étayage affectif et / ou la satisfaction des envies sexuelles du mari, ce peut être, finalement, mettre dans la lumière l'ampleur de ce que l'épouse prodigue au mari.

Bien sûr, si ce concept suscite davantage de résistances que celui de « travail domestique » chez les féministes et ailleurs, c'est (entre autres) que dans un couple hétérosexuel amoureux et épanoui, on continue à considérer que la femme ne prend pas naturellement son pied en récurant les chiottes, et que toute inégalité dans la répartition des tâches domestiques constitue une injustice et un problème politique ; mais qu'en revanche, on ne considère généralement pas que la femme fournit des services sexuels à l'homme de façon unilatérale, et que cette tâche lui pèse. On cherche à contenir la sexualité dans la sphère de l'affectif, du partage et du désintérêt, et l'on considère qu'elle n'a pas à être ailleurs (dans le travail en particulier).


Je ne poursuis pas plus avant ce développement, qui est déjà trop long ; je me contente de signaler que l'essai de Paola Tabet, La grande arnaque, sexualité des femmes et échange économico-sexuel, ouvre des pistes pour questionner les liens entre sexualité et échange, sexualité et travail.


Dans la suite, la réaction de Pascale Molinier à la présentation d'Anne Dussuet.

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9 janvier 2011 7 09 /01 /janvier /2011 17:49

  La question de la sexualité apparaît presque systématiquement dans les entretiens qu'Anne Dussuet et son équipe ont menés avec des salariées du secteur des « services à la personne ». Elles racontent (et racontent beaucoup) des situations de harcèlement sexuel (mettant en jeu des paroles et des gestes). Tout ce qui leur a été rapporté était le fait d'hommes, et dans tous les cas mentionnés, les avances ont été repoussées ; Anne Dussuet souligne qu'on ne peut pas savoir si des salariées acceptent parfois, car cela ne peut pas être dit dans le cadre de tels entretiens.

Là encore, il est extrêmement important pour ces femmes de pouvoir s'appuyer sur l'organisation qui les emploie, qui leur fournit des lieux où elles peuvent se retrouver entre collègues, discuter des manières de faire et de se protéger, qui permet en principe une solidarité entre collègues et une protection de la part de l'encadrement intermédiaire. Le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est puni par la loi en France, ses auteurs s'exposent à des sanctions pénales : on peut donc penser que quand un véritable espace public de travail existe, des outils sont disponibles pour se défendre ; mais lorsque le cadre de l'emploi se limite au face à face salariée / employeur ?... La question de la modalité d'emploi est donc centrale quand on réfléchit à ces questions.

 

marcel-n.gifAnne Dussuet aborde pour finir l'épineuse question du droit à la sexualité, et de l'éventuel accès à des services sexuels qui en découlerait.

L'idée d'un droit à la sexualité émane d'associations de personnes handicapées, et a été popularisée par Marcel Nuss, auteur d'un rapport au Sénat et de plusieurs articles et essais. Marcel Nuss avance des propositions pour un « accompagnement plus humanisé et humanisant », qui contiennent un « volet innovant » : « l'accompagnement à la vie sexuelle ». Il évoque des séances de massage et de masturbation qui peuvent aller jusqu'à la pénétration (qui seraient dans leur principe accessibles aux femmes comme aux hommes handicapé.e.s). Cette revendication s'appuie sur l'idée que l'activité sexuelle serait un besoin, et que tout besoin implique un droit à la satisfaction de ce besoin.

Le rapport dit explicitement qu'il serait préférable que les personnes elles-mêmes choisissent, embauchent et emploient les salarié.e.s prodiguant ces services sexuels.

Pour Anne Dussuet, le projet soutenu par Marcel Nuss illustre l'idée que les femmes seraient à disposition (des hommes), d'une façon qui ne serait pas limitée.

 

En conclusion, elle revient sur le mouvement qu'elle évoquait en introduction, du public vers le privé : avec ces nouveaux types d'emplois, et peut-être plus généralement avec l'extension du secteur des « services », où l'on se met au service, à disposition des clients, on assiste à la dynamique inverse du slogan féministe « le privé est politique » : ce sont les règles inégalitaires de l'affect, du privé et du domestique qui viennent coloniser le public (le salariat et ses règles).

 

(Dans 5/5, pour conclure, juste un petit topo sur ce que cette présentation m'a inspiré... .)

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5 janvier 2011 3 05 /01 /janvier /2011 10:01

Après cette petite trêve hivernale (et une bonne année, tout ça.... ) je continue et FINIS ce que j'avais commencé (parce que ça vhappybirthday.gifa pas de laisser comme ça des présentations sur le feu, sans surveillance...) et je reviens vers Anne Dussuet (en m'excusant platement pour ce grand vide laissé devant...)

 

 

 

Suite de la présentation d'Anne Dussuet dans le cadre du séminaire GMT : « travail salarié à domicile, services sexuels, quelles frontières ? », donc !


Les salariées du secteur des « services à la personne » interviennent souvent auprès d'hommes ou de femmes handicapées ou âgées, parfois dépendantes, que l'on désigne par l'expression consacrée « personnes vulnérables ». Ce concept de vulnérabilité ne doit pas nous faire imaginer de faibles individus démunis à la merci de salariées toutes puissantes : les rapports de pouvoir entre salariées et personnes aidées sont bien plus complexes, et traversés par les lignes de classe, de race et de sexe ; il ne s'agit pas seulement de relationnel, mais aussi de rapports sociaux.


Le cadre de travail, un domicile privé, induit des risques de glissement, du professionnel vers l'intime, du public vers le privé. Un flou tend à s'installer sur la nature des règles applicables au travail de ces salariées à domicile (en particulier sur les frontières du travail). Or les règles qui régissent l'espace privé domestique sont en grande partie organisées par le rapport social de sexe ; l'une de ces règles consiste dans la mise à disposition des femmes, la disponibilité permanente des femmes pour le travail domestique dans l'espace de la famille.


En outre quand le travail est défini en terme d'aide ("aider les personnes, répondre à leurs besoins"), les limites deviennent très difficiles à tracer : quelles tâches la salariée doit-elle accomplir, et quelles tâches refuser ? Des recadrages sont à faire en permanence, par les salariées elles-mêmes, dans le face à face, sur ce qui relève de leur travail et ce qui n'en relève pas. Quand elles sont employées via une association ou un centre d'action sociale par exemple, elles ont en principe en leur possession une liste d'activités faisant partie de leur mission, sur laquelle elles peuvent s'appuyer pour négocier, accepter ou refuser. Leur tâche est beaucoup plus compliquée quand elles sont employées directement par les personnes bénéficiaires des services.

Ces frontières, définies et redéfinies dans l'interaction, sont mouvantes. Elles effectuent parfois certaines tâches qui ne font pas partie de leurs attributions, et peuvent l'intégrer dans leur travail comme du travail ordinaire, parce que la personne qui le leur demande leur est plus ou moins sympathique, qu'elles ont créé plus ou moins de liens, ou parce qu'elles estiment que personne d'autre ne le fera... Une incertitude plane sur la définition même de ce qu'elles font : est-ce du travail, ou un geste de sympathie, le signe d'un lien, dans une relation interpersonnelle ?


Anne Dussuet note que toutes les entreprises ou associations employant des salariées pour l'aide à domicile n'effectuent pas le même travail d'organisation et de défrichage des tâches des salariées. Certaines délimitent ce qu'elle appelle un « espace public de travail » pour les salariées, ce qui a pour elles des effets très concrets : cela leur permet (ou pas) de dire non, c'est-à-dire de s'affirmer comme des professionnelles à part entière (et pas seulement comme des femmes qui apportent de l'aide, par empathie ou devoir). Le fait qu'elles puissent refuser ne signifie pas qu'elles refusent systématiquement, elles transigent avec la règle, négocient, aménagent le cadre de leur travail, mais l'important reste qu'elles aient un appui normatif qui leur permette d'être maîtresses de leur travail.

 

Dans la suite, la question de la sexualité à proprement parler.

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19 décembre 2010 7 19 /12 /décembre /2010 11:54

Je continue ici l'exposé de la présentation d'Anne Dussuet entamé par là.

 

Que représentent les « services à la personne » aujourd'hui en France ?

C'est le plan Borloo 2005 qui installe cette expression. Ces « emplois » (bien précaires) ont deux origines historiques distinctes : la domesticité, d'une part (des racines, donc, qui plongent dans la sphère privée, où le rapport de subordination est explicite et qui ont eu pour cette raison beaucoup de mal à entrer dans le salariat), et d'autre part toute une sphère de services, à cheval sur le public et le religieux (le catholicisme social en particulier), qui émerge à la fin du XIXe siècle et prend son essor dans la seconde moitié du XXe siècle, qui est très tôt organisée via des contrats de travail, des conventions collectives, et dans laquelle des employés à temps plein côtoient des travailleurs bénévoles.

Au milieu des années 1980, avec la crise de l'emploi, on essaie de développer l'emploi dans ce secteur ; des mesures politiques sont prises qui vont dans le sens d'un subventionnement de la demande (avec, en particulier, le système des CESU, chèques emplois services universels). On parle de plus en plus des personnes âgées et de la dépendance, on identifie là des besoins – et une aubaine, ces besoins et emplois là ne sont pas délocalisables...

Un véritable choix politique est fait à cette époque-là : plutôt que de favoriser la structuration du secteur en associations et / ou organisations publiques ou para-publiques, on encourage clairement l'emploi direct. Ce sont les personnes qui bénéficient des services qui emploient directement les agents. L'une des deux origines historiques de ce secteur de travail est réactualisée aux dépens de l'autre : celle de la domesticité.

Aujourd'hui plus de 80% des salariées sont employées directement par des particuliers.

[Je fais le choix de parler de « salariées », au féminin, car la quasi-totalité de ces personnes sont des femmes.]

Les conséquences de cette configuration de travail sont nombreuses. Lorsqu'elles ont plusieurs employeurs, c'est-à-dire dans la majorité des cas, les salariées ont plusieurs contrats, et leur temps de déplacement d'un domicile à un autre n'est pas compté comme temps de travail, par exemple. D'autre part les particuliers ne se sentent pas vraiment employeurs, note Anne Dussuet ; ils ont davantage l'impression d'acheter un service (un "produit") que d'employer une personne. Elle développera plus avant les diverses conséquences de ces situations dans la suite de sa présentation.

 

A.D. a mené son enquête en 2006 et 2007, en collaboration avec d'autres chercheurs et chercheuses ; leur femmes-de-menage.jpgproblématique centrale tournait autour des liens entre santé et organisation du travail. Ils et elles ont recueilli de nombreux entretiens, menés d'une part avec des salariées du secteur, sur leur biographie de travail, et d'autre part avec des responsables d'associations de services à la personne.

 

L'une des spécificités essentielles de ce secteur d'emplois est liée au cadre de travail : des domiciles privés. Ce cadre très particulier implique un statut dérogatoire vis-à-vis de certaines règles du droit du travail. En particulier, l'inspection du travail n'intervient pas dans ces lieux. Les obligations de l'employeur en termes de sécurité et de santé au travail sont très allégées : quand le particulier est directement employeur, sa « double casquette » (il est à la fois celui qui profite du service et celui qui emploie, qui est donc censé surveiller la qualité du cadre de travail... qu'il fournit lui-même) fragilise l'application de ces règles ; quand des entreprises ou des associations servent d'intermédiaires, elles ont relativement peu de pouvoir car elles ne peuvent pas entrer dans les domiciles pour analyser le poste de travail des salariées.

 

Anne Dussuet souligne l'importance du travail physique, de l'implication du corps des salariées dans ce type de travail - une dimension souvent occultée quand on ne parle plus de « ménage » ou de « travaux ménagers » mais uniquement de « services à la personne », une expression qui fait davantage penser à l'entretien d'une conversation qu'à l'entretien d'une cuvette de WC – pourtant, dans la réalité, les WC (et le reste...) occupent une bien plus grande partie du temps et de l'énergie de l'ensemble de ces salariées, et génèrent une bien plus grande fatigue.

L'usure des corps, l'engagement corporel, qui plus est dans l'intimité des logements privés, sont centraux quand on réfléchit sur le secteur des services à domicile.

 

Cette insistance d'Anne Dussuet – bien légitime – m'a fait penser à un court-métrage documentaire qui m'avait profondément marqué : « Mon diplôme, c'est mon corps », de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil (sorti en 2005, 18 minutes), dont le sujet est résumé comme suit sur le net : « En psychothérapie depuis janvier 2000, Madame Khôl travaillait comme femme de ménage pour cinq employeurs différents jusqu’au jour où elle fit une chute dans un escalier. » Je suis tombée dessus par hasard, il fait partie des bonus du DVD de « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » (film qui, par contre, m'a un peu déçue). Dans ce court-métrage il n'y a qu'un seul personnage, madame Khôl, pas de voix off, pas d'autres interviewé.e, sa présence et sa parole prennent toute la place du film ; elle parle de son travail, de sa fatigue, de l'usure et de la résistance de son corps - de son corps comme « tout ce qu'elle a » pour travailler. (Je vous conseille vraiment de voir ce court-métrage si vous avez la chance de le trouver.)

 

On ne peut pas dissocier ce travail du corps du travail relationnel et émotionnel, explique Anne Dussuet.

 

[ Un dernier mot pour vous faire part de la grande difficulté que j'ai eue à trouver l'illustration de cet article ; j'aurais voulu y faire figurer une photo de madame Khôl, qui a tellement forcé mon admiration, mais on trouve très peu de choses sur ce court-métrage sur le net, et pas d'image du tout. En tapant "femme de ménage" dans Google image, on trouve 70% de photos de cul, 20% de femmes qui ont l'air de s'éclater totalement avec leur aspirateur ou leur éponge à gratter, et 10% de femmes sans têtes. Une bien belle illustration de la représentation sociale de la "femme de ménage". ]

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16 décembre 2010 4 16 /12 /décembre /2010 10:00

  L'équipe Genre Travail Mobilités du CRESPPA (Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris), au sein du CNRS, organise cette année un séminaire qui aborde entre autres le thème de la place du corps et de la sexualité dans le travail.

Lundi 15 novembre dernier, une professeure de sociologie à l'université de Nantes, Anne Dussuet, était invitée pour intervenir sur le thème « travail salarié à domicile, services sexuels, quelles frontières ? ». Pascale Molinier (qui a récemment écrit un article sur les liens entre care et sexualité dans « Qu'est-ce que le care ? ») discutait ensuite sa présentation.

On était installés autour du grand rectangle de tables de la salle de conférence, sur le site Pouchet, tout près de la cité des Fleurs.

Je me propose de vous transcrire ici les notes que j'ai prises ce jour-là.


[ Pour ceux et celles que ce sujet intéresserait, j'ai blablaté trois articles sur un sujet proche (enfin, un peu proche) à partir de la présentation qu'avait faite Christelle Avril de sa thèse : ça s'appelle « Positions et relations des groupes de couleur dans l’aide à domicile », et c'est ici, , et . Même si Anne Dussuet et Pascale Molinier n'ont pas évoqué le racisme et la race, on retrouve tout de même pas mal de problématiques similaires. ]


Anne Dussuet commence par nous dire qu'elle est mal à l'aise avec le titre qui a été donné de sa présentation : « travail salarié à domicile, travail sexuel, quelles frontières ? » Elle s'est battue pour faire accepter le terme de « travail domestique » et le faire entrer dans le langage commun des scientifiques (il est maintenant repris dans les enquêtes de l'INSEE et donc entré dans le domaine de l'objectivation, ce qui équivaut à un véritable succès féministe : reconnaître le travail domestique comme travail à part entière est politique), mais elle a beaucoup plus de doutes sur le « travail sexuel » considéré comme véritable travail.

Pascale Molinier reviendra plus tard sur cette remarque ; elle utilise pour sa part sans réticence l'expression « travail sexuel ».

La réflexion d'Anne Dussuet, exprimée avec modestie, moins comme un avis tranché qu'une suspension du jugement, m'a néanmoins permis de saisir une certaine violence, contenue dans cette position : dire que ce n'est pas du « vrai travail » (avec tout ce que le mot « travail » véhicule), ça peut être entendu (par les personnes concernées en particulier) comme "ça n'a pas de valeur, ça ne crée pas de mérite" ; si les personnes qui font ça « ne travaillent pas vraiment », on leur retire toute la charge (positive) de la valeur sociale attachée au « travail ». [On pourrait peut-être rapprocher ce genre de « faux travail » d'un autre, la mendicité : beaucoup de personnes qui vivent de cette façon utilisent le mot « travail » pour désigner leur activité (une activité qui occupe tant d'heures de leur journée, qui nécessite un apprentissage, des efforts, qui génère de la fatigue, et un revenu) ; pourtant pour la majorité des gens, ces mendiant.e.s « ne travaillent pas ».] (Bien entendu, j'entends les réserves d'Anne Dussuet, et comprends leur fondement.)


pub.pngDu concept de "travail domestique", en partie imposé par le mouvement féministe, on est passé à celui de "services à la personne". En quantifiant en termes monétaires le travail domestique, on s'est rendu compte qu'il avait de la valeur, et que ce secteur recelait donc un véritable gisement d'emplois. (Enfin, « emplois », note Anne Dussuet... il faut pas s'emballer : ce secteur se caractérise par une très grande précarité ; en outre le bilan sur l'égalité hommes / femmes n'est vraiment pas terrible.)

La question que se pose la chercheuse ce jour-ci est la suivante : quelles ont été les implications de cette transformation d'une partie du travail domestique en « services à la personne » ? Quelles frontières ont bougé ?

On n'a pas assisté, comme on aurait pu l'espérer, au passage d'une partie du travail domestique dans la sphère publique, mais à l'inverse : ce sont les normes de l'espace privé qui se sont étendues dans le salariat. Et cette extension des modes de régulation privée au domaine public (au salariat) n'est pas sans lien, pour la chercheuse, avec la montée des revendications liées au « droit au service sexuel », portées en particulier par des associations de personnes handicapées : quelque chose de l'espace privé est en train de passer dans le domaine de l'espace public et du « droit à », estime-t-elle.


 

A. Dessuet propose d'organiser sa présentation en quatre parties, et...

1. de décrire, d'abord, le domaine des services à la personne (ou à domicile) en France,

2. d'exposer ensuite ce qu'elle appelle « les risques de glissement » du travail dans ce secteur (du public vers le privé, du professionnel vers l'interpersonnel),

3. de souligner l'importance de définir des « espaces publics de travail » pour contrecarrer ce risque de glissement et protéger les salariées,

4. et enfin d'aborder le problème du « droit au service sexuel » qui émerge ces dernières années, en lien avec la frontière public / privé et les enjeux de cette frontière en termes de vulnérabilité ou de protection des salariées.

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Présentation

Où êtes-vous ?

Chez la méduse. Glânez comme bon vous semblera.
Vous trouverez ici de petits comptes-rendus de bouquins que j'ai lus (plus souvent de passages / chapitres), ou (plus rarement) de cours / séminaires / conférences auxquels j'ai assisté. (Je veillerai à user les citations avec modération, si !)
Ces petits topos seront situés : c'est moi qui parle, j'écrirai donc ce que j'ai compris / pas compris, ce que j'ai aimé, ce qui m'a intéressé, ce avec quoi je suis en désaccord, etc. Les réactions sont très bienvenues. Vous y trouverez aussi épisodiquement des récits - de choses vues, entendues, autour de moi.
Thèmes abordés chez la méduse : féminisme, théorie féministe, genre - militantisme, sciences sociales, racisme aussi (... etc.?)
Pour quelques explications sur la méduse qui change en pierre et vaque à son tas, vous trouverez un topo ici. D'avance merci pour vos lectures.

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