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5 septembre 2010 7 05 /09 /septembre /2010 15:22

Je n'arrive pas à avoir une vision d'ensemble de ce qu'est le féminisme et ce que sont les mouvements féministes en France aujourd'hui.

Je lis sous la plume de quelqu'une que le féminisme différentialiste est majoritaire, je peux juste dire « ah bon? » Je n'y vois clair ni dans l'état de l'opinion, ni dans l'importance des mouvements explicitement déclarés féministes, ni dans leurs positionnements réciproques, leurs liens, les personnes qu'ils mobilisent – la scène féministe baigne pour moi dans un harmonieux brouillard tout flou. (Une forêt de bambous opaque – ou la face de la lune désertée, c'est selon.)

 

Et pour cette raison, j'aimerais trouver THE livre, THE étude, qui ferait tout le boulot de défrichage pour moi, et qui me livrerait le champ féministe français bien quadrillé, organisé, rangé dans de petites cases avec une légende sous chacune – THE enquête bien rigoureuse qui me ferait survoler le champ féministe en hélicoptère (et qui me livrerait la carte topographique avec, avec le relief et les axes routiers).

 

Certainement, il en existe, des articles et des livres sur ce sujet – bien sûr. Cet article de Natacha Chetcuti, paru dans Libération du 13 août dernier, pose par exemple quelques jalons. Certains numéros de revue sont consacrés plus ou moins à ce sujet, comme ce numéro hors série des cahiers du genre : « Féminisme(s) : recompositions et mutations », mais qui commence à dater (septembre 2006), ou le numéro 9 de la revue Cités : « L'avenir politique du féminisme : le cas français », mais qui remonte carrément à 2002. Le bouquin d'entretiens menés par Christelle Taraud donne lui aussi des pistes pour mettre de l'ordre dans le mouvement féministe français contemporain (je découvre qu'il est sous-titré "éléments pour une cartographie" - ben voilà... ;p). (Je sais je sais, des tas d'autres m'échappent... par pelletées... bé à vous de me les mettre en comm' hein... ;p)

 

Voilà ce que je vous propose. Je vous expose ici le projet d'enquête dont je voudrais pouvoir lire les résultats tout mâchés, et vous, dans les comm', il vous reste plus qu'à me dire : « mais ce livre existe ! Voilà son ISBN... »

 

J'aimerais que soient pris comme objets :

  1. les associations féministes,

  2. les institutions publiques et parapubliques liées de près ou de loin au féminisme (aux femmes dans une visée qui se rapproche du féminisme...) - ce que d'aucuns appellent le « féminisme d'Etat »,

  3. les médias féministes,

  4. les lieux de militance et les événements féministes.

Pour chacun de ces éléments, je voudrais que soient déterminés :

  1. son importance,

  2. ses positionnements,

  3. ses liens avec les autres éléments du champ.

Le résultat ne pourra être qu'un instantané : un état du champ à un temps t – puisque tout cela est mouvant et se reconfigure régulièrement. Particulièrement dans le cas de la France d'ailleurs, puisqu'il n'y a pas, chez nous, d'équivalent de la NOW état-unienne par exemple (National Organization for Women) – stable, établie, à la très large base militante. Donc ça bouge comme un ciel breton...

 

Je reprends dans le post suivant pour détailler un peu plus mon super programme de la mort...

 

cartographie-feminisme.jpg

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1 septembre 2010 3 01 /09 /septembre /2010 00:14

Je vois deux interprétations possibles à son discours (et j'aimerais beaucoup qu'on m'explique celles qui m'échappent – dont peut-être l'interprétation juste) :

1. Audre Lorde incite les femmes à aimer ce qu'elles ont, à faire ce qu'elles font dans la joie, quoi que ce soit.
Ça ressemble un peu à un message de résignation.
(Plutôt que de dire aux manœuvres et aux laveuses de chiottes « aimez ce que vous vous êtes forcé.e.s de faire », j'aurais tendance à préférer dire « élaborez des stratégies pour alléger ce travail, pour le supporter, l'aménager, contourner les aspects les plus pénibles, etc. » (et puis aussi : « ouais franchement t'as trop raison c'est la merde... » - peut-être que ce message-là est totalement inutile pour la lutte, la résistance et le changement ; mais moi, si je lave des chiottes, c'est aussi ce que j'ai envie d'entendre.)

2. elle leur dit : « faites en sorte d'avoir ce que vous voulez vraiment ». (Ne baissez pas votre niveau d'exigence, dans ce que vous demandez à la vie et à vous-mêmes ?...)

(Elle parle page 54 de « [conduire] sa destinée » (« to guide their own destinies »).)

On peut considérer que la seconde injonction donne de la force pour lutter et faire face (je dois le vouloir profondément, ne pas céder, ne pas plier, je dois tendre vers cela, malgré...tout ce qui m'entrave) (ne pas m'éteindre ?)

Et c'est ce qu'elle écrit : l'érotisme lui donne les moyens d'être moins résignée, désespérée, triste, effacée, de ne pas se nier elle-même : « In touch with the erotic, I become less willing to accept powerless, or those other supplied states of being which are not native to me, such as resignation, despair, self-effacement, depression, self-denial. »
Mais si ça ne marche pas ? Si je me viande piteusement ? Si ça ne marche pas parce que, dans le fond, ça ne peut pas marcher ?

Alors son message s'apparente à une philosophie de la responsabilité, dans la lignée de « quand on veut on peut » - et tout le poids de l'individualisme négatif tombe (schplof) sur les épaules des femmes qui tentent en vain d'agripper l'érotisme, éternellement hors de portée de leurs doigts fatigués...
(Lorde dit bien qu'il ne s'agit pas de demander l'impossible... mais comment juger du possible et de l'impossible pour chacun.e ?)
Le message qu'elle nous adresse est certes collectif, mais il reste un appel pour se changer soi-même, faire un effort sur soi, un effort individuel d'introspection et de réforme personnelle. Alors si je ne réussis pas...

 

Le cœur de notre désaccord, à Audre et à moi, tient peut-être dans cette phrase, qu'elle écrit au premier tiers de son article :

« The aim of each thing which we do is to make our lives and the lives of our children richer and more possible ».

Je ne sais pas. Je ne crois pas vraiment dans la portée universelle de cette phrase. Je connais des gens pour qui la vie, leur vie, consiste à tenir. Rien de plus que cela. Je ne suis même pas certaine de me reconnaître moi-même dans cette phrase. [Je n'aime pas trop la référence à « our children » - idem dans les discours sur « le monde que nous laissons à nos enfants », etc. - j'aimerais, à la limite, rendre la vie des gens [en général] plus riche et davantage possible.....] Mais au-delà : le but de chaque chose que je fais... ? Je fais un paquet de choses parce que je suis obligée, sous divers rapports, un autre paquet pour grignoter mes petits plaisirs égoïstes ; quant au reste... ?

(Peut-être justement que je manque grossièrement à mes devoirs de femme féministe... )

 

Peut-être ce texte d'Audre Lorde prend-il son sens si l'on considère qu'il s'adresse à celles pour qui ça va plutôt – une sorte de féminisme de luxe, pour les poétesses, écrivaines, professeures à l'université et autres bibliothécaires ???

 

* * * * *

 

En réalité, après plusieurs jours passés à écrire de tout petits bouts hachés de ce texte que vous lisez, relire et relire l'article de Lorde, de loin, de près, avec ou sans concentration (activité qui m'amène généralement à une sorte de bouillie conceptuelle qui finit invariablement sur ce sentiment que je sais pas, j'ai pas compris, et puis merde), je crois avoir mis le doigt sur ce qui, précisément, dans le propos de Lorde, me dérange et ne colle pas avec ma façon d'envisager le monde : ce texte d'Audre Lorde est une critique de la compromission.

Or, la compromission est l'un de mes modes d'existence, d'une de mes techniques de vie.

La compromission, l'ambivalence, la contradiction, « je le fais sans le vouloir » et « je le veux sans le faire », « je ne sais pas si je le veux » et « je fais ce que je peux ».

 

* * * * *

 

Au-delà de toutes mes interrogations, ce texte est intéressant parce qu'il pose la question du rapport entre féminisme et réforme personnelle. Que signifie exactement être féministe ? Et comment pouvons-nous / devons-nous agir, que faire ? Agissons-nous (aussi) de façon féministe par ce que nous sommes et ce que nous devenons ? Nos propres vies, nos propres émotions ont-elles une signification féministe, et cela même si elles ne devaient concerner que nous ?

 

(Et toutes mes confuses pour le champ d'orties que constituent ces posts.......................)

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29 août 2010 7 29 /08 /août /2010 12:13

Je continue à conter ici ma lecture de l'article d'Audre Lorde « Uses of the Erotic : the Erotic as Power ».


J'ai du mal à saisir ce qu'elle met concrètement derrière le terme « érotisme », mais quand bien même je comprendrais... j'ai du mal avec ses injonctions.
Sa façon de coacher les femmes, de les secouer à coups de mots comme des vieilles chiffes, de les enjoindre à être ceci cela / faire comme ci comme ça me dérange.

Parce que.... je me demande si ça colle aux conditions matérielles d'existence des personnes à qui elle demande ça.
(Sans doute, aussi, ça ne colle pas à ma philosophie de vie quotidienne. Quand les gens bougonnent autour de moi, j'ai envie de les laisser bougonner, de bougonner avec eux, et qu'on finisse en se marrant ensemble sur un vieil air cynique et désabusé. Le monde, il me semble, devient plus léger comme ça, et pas en l'appréhendant comme des guerriers bien droits, fesses serrées, ou d'éternel.le.s sacrifié.e.s à la bonne humeur pour qui la fatigue n'existe pas.) (Oui certes certainement ce n'est pas non plus ce que dit Audre Lorde.)

Mais elle parle de... « to encourage excellence » ; « this internal requirement toward excellence » ;

« in honor and self-respect we can require no less of ourselves » ; « felling and working to capacity ».

Quelle est cette excellence-là ? Je comprends mal.


caissiere.jpgEt il y a ces références bizarres au travail. Elle appelle les femmes à... célébrer l'érotisme dans chacun de leurs actes, y compris dans leur travail. « it is never easy to demand the most of ourselves, from our lives, from our work ». « how often do we truly love our work even at its most difficult ? »

Voilà ce que je comprends de ses mots : cantonner l'érotisme à l'étroit domaine du sexe, le dissocier des aspects de notre vie qui ne concernent pas directement le sexe, c'est se condamner à une attitude de distance et de désaffection devant presque tout ce que nous faisons. C'est être absent.e.s de nous-mêmes 90% du temps. Le travail, qui nous occupe une si grande partie de notre existence, doit être réinvesti par l'érotisme, afin de nous reconnecter à nous-mêmes et à nos actes. L'érotisme est « source de pouvoir et d'information », l'érotisme nous rend plus fortes, dans chacun de nos gestes. L'érotisme est une arme pour les femmes, mais elle ne peut être telle que si nous l'étendons véritablement à toute notre vie, dans tous ses aspects.


Elle parle de son travail, et de son rapport à son travail. Mais que faisait-elle ? Audre Lorde était écrivaine, chaine.jpgpoétesse, et bibliothécaire. On peut raisonnablement penser qu'il est plus facile d'aimer ce genre de métier et de s'y engager avec passion que d'autres, non choisis, déqualifiés, durs, qui apportent peu ou pas de gratifications. (p.56/57, d'ailleurs, quand elle évoque cette sensation de plénitude qui l'envahit et lui donne force, elle donne comme exemples l'acte de danser, de construire une étagère à livres, d'écrire un poème, d'examiner une idée.) Peut-on raisonnablement demander aux manœuvres du bâtiment d'être à fond dans leur travail et d'y trouver l'érotisme ?

societe-nettoyage.jpgJ'ai le sentiment qu'elle réfléchit à partir d'une vision abstraite et philosophique du travail ; le travail pour elle serait « faire des choses », « agir », « avoir prise sur le monde », etc. - et pas aussi (d'abord) des relations humaines hiérarchiques, des relations de pouvoirs, et aussi des souffrances.

Il semble qu'elle ait entraperçu cette objection, quand elle écrit : « And yes, there is a hierarchy. There is a difference between painting a back fence and writing a poem, but only one of quantity. » - Pour moi non, ce n'est pas qu'une différence de degré, et surtout, son modèle de « travail plus réfractaire à l'investissement érotique » n'est pas le bon – ce qui fait qu'on ne peut s'engager avec joie dans un travail n'est pas tant lié à la nature de la tâche elle-même (le geste : écrire, peindre, visser, porter, frotter, etc.), mais au contexte dans lequel cette tâche doit être entreprise : combien de fois ? Pendant quelle durée ? Sous le contrôle et la surveillance de qui ? Etc. Oui, il y a une différence. Il y a une différence entre écrire un poème et être le larbin de service, entre examiner une idée et fermer des tubes de dentifrice à la chaîne...

 

 

            chaîne2 hotesses-copie-1.jpg

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26 août 2010 4 26 /08 /août /2010 15:09

  Après m'être plongée dans le texte d'Audre Lorde sur les outils du maître, j'ai eu envie de découvrir davantage ses écrits – moi qui n'y connaissais pas grand chose (voire rien).

Grâce à mon ange gardien féministe, j'ai pu avoir entre les mains d'autres de ses articles, et j'ai commencé par celui-là : Uses of the Erotic, the erotic as power, écrit en 1978.

 

J'ai trouvé ça assez étrange, comme texte. Ça ne m'a pas véritablement emballée ; mais j'aimerais beaucoup avoir d'autres points de vue dessus, j'aimerais savoir comment d'autres personnes peuvent le recevoir. (Qui ça peut emballer et pourquoi. Quelle est la force d'emballage de cet article, et ce qu'on peut emballer avec : quelles armes ça donne pour lutter ? Pour se réveiller ? Pour comprendre ? Ou pour tout autre chose – mais qu'on m'explique, j'ai soif de percer le secret d'Audre Lorde...)

 

Je voudrais coller ici sur l'animal marin deux trois choses que j'ai pensées, quatre cinq impressions que cet article m'a laissées. (J'ai fini d'écrire ce blabla avec la sensation désagréable de n'avoir, finalement, rien compris. Une envie d'aller me colleter avec l'article traduit en français, mêlée d' « un à-quoi-bon, je ne dois pas avoir les oreilles pour cela... »)

 

Mon premier problème (peut-être mon problème central...), pour aborder ce texte, est le suivant : je ne comprends pas ce qu'Audre Lorde entend par « érotisme ». Ce n'est pas faute d'en lire des définitions, pourtant : elle en donne à foison dans ces quelques pages. Mais toutes restent pour moi obscures, abstraites, plongées dans un généreux brouillard londonien. Paquets de mots qui dessinent des créatures émotionnelles que je ne saurais reconnaître, désigner, identifier, en moi et dans ma vie.
« a resource within each of us that lies in a deeply female and spiritual plane, firmly rooted in the power of our unexpressed or unrecognized feeling »

« that power which rises from our deepest and non rational knowledge »
« the erotic is a measure between the beginnings of our sense of self and the chaos of our strongest feelings »
« an internal sense of satisfaction »

« that sense of satisfaction and completion »
« it is a question of how acutely and fully we can feel in the doing »

« the nurturer or nursemaid of all our deepest knowledge »
etc.

 

(C'est une difficulté à laquelle je me suis souvent heurtée ; en philo, j'ai pu manier des concepts comme des couverts à dînette pour faire mes tambouilles de disserts, mais fallait pas me demander ce que signifiaient pour de vrai, dans la vraie vie (et pas dans le dessin animé géant que figurait pour moi le champ de la philo) l'être et l'étant, le je transcendantal ou la différance ; donner des définitions, ça oui, pour le reste... - mais pour moi, ici, c'est autre chose qui se joue, je ne cherche pas seulement à jouer : en tant que féministe j'attends de pouvoir véritablement comprendre ce que me dit Lorde.)

J'aurais besoin d'une recette, du coup, pour faire ce qu'elle appelle à faire - « trouver l'érotisme dans ma vie », éprouver profondément tous les aspects de ma vie, faire de la quête de la joie et de l'érotisme un guide pour ma vie, dans ses dimensions les plus quotidiennes... - je suis censée faire comment ce truc ????

Je n'y perçois que des échos quasi mystiques, qui restent pour moi hermétiques.

 

 

 

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24 août 2010 2 24 /08 /août /2010 09:58

Je me permets de copier-coller ici un mail envoyé par Plume sur la liste de diffusion Efigies il y a longtemps, que j'ai gardé, tout ce temps, dans un coin de ma boîte, parce qu'il m'avait plu :

« Le cauchemar français continue : toujours 2 enfants par femmes en 2008

D'après un article paru dans Le Monde daté [du 13 janvier 2009], le taux de fécondité n'a pas baissé l'année passée en France, restant à deux enfants par femme en moyenne, le plus élevé d'Europe ! Il n'est pour le moins pas sûr que cet état de fait soit à l'avantage des nanas, dans un pays où l'avortement reste toujours pour la majorité de la population un tabou dramatisé, opposé comme un échec à la contraception ; et où la propagande autant officielle qu'informelle susurre et répète qu'avoir des enfants est le seul moyen pour être "respectée", cela particulièrement dans les classes les plus pauvres (mais pas que). Le plus sinistrement ironique étant que les droits des mères ont été sérieusement rognés, notamment en matière fiscale (fin des avantages pour les "parents isolés", qui sont à 90 pour cent des femmes, suppression des années de retraite...).

Mais le pire restant cette incitation sourde à se priver de liberté...

 

Plume »

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22 août 2010 7 22 /08 /août /2010 11:13

Nous avons vu que le courage et la dignité, pour les jeunes filles Ibos et les mères célibataires françaises, n'avaient rien de commun avec ces mêmes valeurs invoquées par leurs homologues masculins. Mobilisées en situation d'oppression, ces valeurs « générales » produisent des effets de limitation pour le dominé, et servent la domination du maître.

 

Faut-il comprendre que les valeurs générales ne doivent jamais être utilisées par les dominés, qu'elles ne sont d'aucun secours pour résister, pour lutter ?

Ce n'est pas ce qu'écrit Nicole-Claude Mathieu.

 

« Je ne suis pas en train de dire ce que pensent beaucoup de femmes : que les dominé(e)s devraient abandonner les valeurs « générales » (dites « mâles ») pour des valeurs « spécifiques-dominés ». » (p.196)

 

Elle distingue deux façons d'utiliser ces valeurs « générales » :avant la prise de conscience de son oppression, et après.

« Ce n'est pas du tout la même chose de reprendre une notion générale à son bénéfice après avoir compris qu'elle vous desservait que de l'utiliser avant – auquel cas elle n'est qu'un instrument de mystification. » (p.196)

 

Quand il se réfère à une valeur « générale » avant d'avoir compris qu'elle le dessert, le dominé a l'illusion qu'il use des mêmes valeurs que le dominant, qu'il accède à la généralité, qu'il agit comme sujet libre, au même titre que le dominant. Cette « fausse symétrie » est une mystification ; créant la confusion de la conscience, elle l'empêche d'avoir accès à « la notion même de son oppression ». (Or l'une des violences de la domination consiste à limiter l'accès « aux connaissances, aux valeurs, aux représentations... y compris aux représentations de la domination » (p.216).)

 

Utiliser ces mêmes valeurs après, en revanche, est nécessaire : car c'est parmi ces valeurs « générales », « c'est-à-dire forgées à partir de la situation du dominant », qu'on trouve celles qui « [servent] au mieux, dans chaque culture, l'expression de la notion de « personne », de la notion d'humanité » (p.196). L'histoire des luttes d'émancipation atteste que c'est aussi en s'appuyant sur ces valeurs dites « générales » que des dominés se sont libérés, ou ont tenté de se libérer.

 

Toutes les valeurs « générales » d'une société ne sont néanmoins pas bonnes à utiliser pour la résistance ; certaines servent structurellement la domination, comme la valeur « mariage » et « production d'enfants », écrit Nicole-Claude Mathieu.

« Pour distinguer une valeur de domination (par rapport au groupe dominé en question) d'une valeur qui pourrait devenir « de libération » (qui pourrait – après prise de conscience – être réutilisée à son profit par le dominé), il faut dans chaque société se demander à quel groupe elle s'applique principalement. » (p.196)

 

Voilà ce que dit, en substance, NCM de cette histoire d'utilisation de valeurs-outils du maître, forgés à partir de la situation du maître, à l'éventuel profit du dominé.

 

Ce dernier passage, qui mentionne en particulier la production d'enfants comme valeur structurelle de la domination dans notre société, soulève une question. (Il est indéniable que cette valeur s'applique principalement au groupe des femmes.)

On pourrait formuler (très) grossièrement notre question de cette façon : le désir d'enfant chez une femme dans notre société sert-il nécessairement la domination masculine ?

(On pourrait dire « oui mais » ; en fait, on pourrait dire et écrire beaucoup beaucoup de choses, car ce sujet bien épineux de la maternité, du statut de la maternité et de celui du désir d'enfant au sein de la pensée féministe est une grosse boule de questions et de subtilités.) (Rien que d'y penser, j'ai des sueurs froides, et mal au ventre.)

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18 août 2010 3 18 /08 /août /2010 21:05

« Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître » : cette phrase d'Audre Lorde m'a tout de suite fait penser à un passage de l'Anatomie politique de Nicole-Claude Mathieu (sans doute parce que je ne retiens pas grand chose, dans ma tête de piaf, et que ce bouquin de NCM fait partie des rares choses que mon cortex parvient à contenir, et qui colle à mon crâne comme à une poêle).

 

Après examen, il s'avère que Lorde ne parlait pas de la même chose que Mathieu.

 

Tant pis - j'en cause tout de même ici : « du « partage » des valeurs », pages 190 et suivantes.

 

Ces quelques pages prennent place dans l'un des articles du recueil que constitue L'Anatomie politique : « Quand céder n'est pas consentir », que je me suis attelée à résumer en quatre parties, ici, , et .

 

Dans cet article Nicole-Claude Mathieu s'attaque au problème du consentement des dominés. Consentement (total ou partiel) qui est postulé dans nombre de thèses portant sur les logiques de domination, sorte d'antienne de la philosophie politique (depuis le fameux discours sur la servitude volontaire de La Boétie jusqu'à la « contrainte tacitement consentie » de Bourdieu).

 

Afin de démontrer que parler de « consentement » n'est pas scientifiquement acceptable, NCM développe plusieurs lignes d'argumentation, qui consistent toutes à « ramener le réel » dans la théorie politique, dans une logique matérialiste (la deuxième partie de l'article a ainsi pour titre « la part réelle de l'idéel, pour les femmes » (p.154)), et de cette façon à montrer que les deux pôles de la relation de domination ne sont pas des sujets à conscience identique, des égaux bénéficiant des mêmes ressources, dont l'un pourrait librement consentir au pouvoir de l'autre.

 

L'une des façons de « ramener le réel dans la théorie » consiste à tourner son regard vers les conditions matérielles de mobilisation de certaines valeurs dites « générales » dans notre société, comme le courage, la dignité, l'autonomie ou la force personnelle.

Si les sujets (les hommes et les femmes) partagent les mêmes valeurs, et les utilisent dans les mêmes conditions, alors ces valeurs peuvent constituer une base commune, à partir de laquelle ils et elles pourraient décider d'exercer ou de laisser exercer certaines formes de pouvoir.

En revanche s'il s'avère que le courage ou l'autonomie ne signifient pas la même chose pour les unes et les autres, le « contrat de consentement » est faussé.

 

NCM se penche donc sur les différentes manières dont le groupe des femmes et le groupe des hommes se réfèrent à des valeurs « générales ». Elle analyse deux exemples : la valeur « courage » chez les Ibibio du Sud-Nigeria au milieu du XXe siècle, et la valeur « dignité » dans la France contemporaine.

Un texte de l'anthropologue Jeffreys datant de 1956 décrit les séances de scarification que devaient subir les femmes Ibos avant leur mariage. Il précise que pour trouver un mari, elles devaient se montrer capables de supporter un certain degré de souffrance physique (ce qui nécessite une certaine dose de « courage »), mais ne pas faire preuve de trop de courage dans cette épreuve : « les filles qui ont beaucoup de scarifications sont évitées par les hommes, qui disent qu'une fille qui peut supporter un tel degré de douleur et de souffrance est trop difficile à manier. La battre est sans effet sur elle. » (p.191, Jeffreys cité par Nicole-Claude Mathieu).

Ce courage « mesuré », ni trop ni trop peu, ne s'accompagne d'aucune gloire, d'aucune exaltation de soi, à la différence du courage engagé dans les épreuves des hommes ; c'est une valeur au rabais, selon les mots de NCM. « L'épreuve », écrit-elle, « fortifie sans doute la capacité de « résistance » (au sens de supporter) et brise la capacité de résistance (au sens de refuser) » (p.194).

 

Pour la France, NCM évoque la façon dont certaines mères célibataires en appellent à leur « dignité » ou à la notion d' « autonomie » pour justifier qu'elles subviennent seules à leurs propres besoins et aux besoins de leurs enfants, sans l'aide de leur père. Cette attitude est en un sens rationnelle : elle leur permet de « « traiter » psychologiquement la situation de façon supportable » (en donnant une signification positive à une situation subie), mais « obscurcit la situation de dépendance » et entraîne « la confusion de la conscience » (p.195).

( Plus loin, Mathieu rappelle que ce n'est pas la même chose d'utiliser une idée, une représentation ou une valeur « en réponse à une violence, pour s'expliquer une violence subie », et d'utiliser la même idée (représentation, valeur) « pour exercer cette violence » (p.217))

 

Les valeurs sont invoquées dans des situations concrètes. Quand il s'agit de situations d'oppression, elles n'ont pas les mêmes significations et les mêmes effets concrets pour les deux parties. Les valeurs dites « générales » ne recouvrent en fait pas les mêmes réalités pour le dominant et le dominé. Il n'y a pas de « partage » des valeurs.

« La valeur prétendument générale et commune aux deux parties n'aura pas la même coloration dans la conscience (et, plus grave, dans l'inconscient) pour le dominant et le dominé, car les effets concrets qui accompagnent l'utilisation de cette valeur par le dominé sont des effets de limitation, de pauvreté matérielle et / ou de pauvreté mentale » (p.195).

 

Je reviens dans le post suivant sur l'utilisation des valeurs usées par le dominant par le dominé, pour envisager la réponse que propose Nicole-Claude Mathieu à cette question : le dominé peut-il recourir aux valeurs-outils du maître pour lutter contre l'oppression du maître ?

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16 août 2010 1 16 /08 /août /2010 09:14

En résumé et conclusion, je dirais qu'avec cette phrase restée célèbre et resservie à beaucoup de sauces, finalement, Lorde voulait dire quelque chose comme « ne faites pas les mêmes conneries que les maîtres », ou « n'opprimez pas pour libérer ».

Il n'y a pas de stratégie d’émancipation viable qui s’appuie ou qui perpétue (ni même tolère) l’oppression d’autres groupes.

 

Les outils du maître à proscrire sont bien les outils du maître en tant qu'il est un maître, sans sa dimension et ses pratiques d'oppresseur. Le terme « maître » ne désigne pas, finalement, une personne (ou, par métonymie, un groupe de personne) bien identifiée(s), mais la dimension de maître / d'oppresseur dans chacun.e de nous (et la dimension de maître chez les organisatrices de la conférence...).

 

Pour éviter de tirer de sa phrase des interprétations trop éloignées de son propos et surtout peu pertinentes, il me semble qu'il convient de garder en tête trois choses.

 

Michel_Foucault.jpg1. La conception foucaldienne du pouvoir est bien utile pour saisir ce que peut être le « maître » dans la phrase d'Audre Lorde. Le pouvoir n'est pas une chose qu'on possède, comme un sceptre, c'est avant tout une relation ; les rapports de pouvoir sont omniprésents, enchevêtrés, ils s'entrecroisent, renvoient les uns aux autres ; ils sont aussi ce par quoi nous nous constituons en sujets. Le pouvoir circule.

Ainsi l'humanité ne se divise pas en deux, en un groupe de maîtres et un groupe d'esclaves, de dominants et de dominés. Nous sommes tous à la fois dominant.e.s et dominé.e.s, selon les situations et les personnes qu'elles mettent aux prises ; une partie de nous opprime. Nous sommes tous (aussi) des relais du pouvoir. On ne peut pas, donc, désigner un ensemble de personnes défini, clos, qui seraient des « maîtres », observer de quels outils ils usent dans leur vie en général, et s'interdire le recours à ces instruments-là (comme si l'on dressait la liste des attributs et des objets caractéristiques d'un groupe fermé, et proscrivait l'utilisation des choses de cette liste par tous les membres extérieurs à ce groupe – conçus comme les opprimé.e.s).

(Cette optique-là aboutirait à condamner, d'un point de vue féministe (ou qui se voudrait tel), l'usage par les femmes de tout ce qui peut être lié au groupe des hommes, sans faire le tri (les pantalons, la barbe, la boxe, le goût du pouvoir, parler fort, s'asseoir en prenant de la place, faire carrière, la bière et les motos).

 

2. Il me semble que les outils du maître, les outils de la domination, peuvent aussi, éventuellement, constituer des outils de résistance et de lutte. Ils peuvent représenter des ressources. Au sens premier d' « outils », tout d'abord : dans « La construction sociale de l'inégalité des sexes, des outils et des corps », Paola Tabet démontre la façon dont l'appropriation par les hommes de la majeure partie des outils et des armes, dans diverses sociétés, permet l'exploitation des femmes. Conquérir ces armes et ces outils, les mêmes dont les hommes se servent pour opprimer, constitue un moyen évident de résister et de s'émanciper.

girlfight.jpgL'agressivité, la force physique, la violence, ensuite, qui sont principalement l'apanage des personnes de sexe masculin et dont ils usent quotidiennement pour maintenir leur domination (de la violence ou de la peur de la violence chez l'autre), la capacité à frapper (que les filles n'apprennent pas ou peu) sont évidemment (selon moi) des armes pour résister.

(La signification féministe vient du fait que les armes du maître en tant que maître sont utilisées contre ce maître, dans sa dimension d'oppresseur, et non contre d'autres ; les femmes conquièrent une part de pouvoir pour s'opposer, précisément, à ce qui les opprime – et non pour éprouver leur puissance à travers l'oppression d'autres personnes.)

 

3. Les conditions dans lesquelles on utilise ces outils sont essentielles. Elles changent leurs significations et leurs effets. On le voit dans le paragraphe ci-dessus, mais ça va au-delà.

Dans L'anatomie politique, Nicole-Claude Mathieu évoque l'usage des valeurs des dominants par les dominées (des valeurs que je me risque à considérer, ici, comme d'éventuels « outils »). Elle démontre deux choses : d'une part il faut distinguer, parmi l'ensemble des valeurs ou représentations « générales » d'une société, celles qui servent structurellement à la domination (et ne peuvent donc être d'aucune utilité dans une lutte d'émancipation), et celles qui sont susceptibles d'usages contradictoires ; les secondes peuvent être mises au service des dominé.e.s, mais pas à n'importe quelle condition.

Je me propose de résumer ce passage (qui va de la page 190 à la page 198) dans le post suivant.

 

[ On peut lire ici un résumé de quelques lignes, clair (quoiqu’anglais ;p), du propos d'Audre Lorde dans son discours « The master's tools will never dismantle the master's house » ; et , un truc marrant : deux conversations par mails autour de la phrase de Lorde.

On peut également consulter Sister Outsider, dans lequel a été publié le fameux discours, ici. ]

 

(Pour finir cette petite promenade dans le rayon Bricolage du féminisme, j'évoquerai donc la pensée de Nicole-Claude Mathieu dans l’article qui suivra ).

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12 août 2010 4 12 /08 /août /2010 09:20

Après avoir rapidement présenté l'accroche du discours d'Audre Lorde dans lequel elle prononce sa fameuse phrase « les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître », j'aimerais entrer (un peu) dans les détails de son texte, consultable ici (in english).

 

Par l'expression « outils du maître », Lorde vise ici les outils qu'ont utilisés les organisatrices de la conférence, qui n'ont prévu qu'une place dérisoire pour les femmes « différentes » (c'est-à-dire comprises comme telles : les Noires, les lesbiennes, les pauvres), ainsi que pour leur prise en compte dans la réflexion féministe.

 

Les « outils du maître » désignent donc des logiques de domination, à la fois sur le plan des pratiques (ignorer, mépriser, ne pas échanger avec telle ou telle catégorie de personnes), et sur le plan de la théorie (ne pas prendre en considération tel groupe pour organiser sa pensée, ou le prendre en considération de façon négative, structurer sa vision du monde par l'oblitération ou le rejet dans le négatif de toute une partie de l'humanité).

 

Les « outils du maître » dont il est question dans ce texte représentent le rapport des maîtres à la « différence ». Audre Lorde mène une critique en règle du rapport nocif à la différence, qui est un rapport lié à une domination (rapport du « maître », rapport du « patriarcat raciste », mais aussi rapport des organisatrice de la conférence de New York, à la différence) ; et parallèlement, elle expose la façon dont « la différence » doit être saisie, pensée et utilisée pour produire de formidables effets de richesse et de force.

 

Ce sont les « outils du patriarcat raciste » qui ont abouti à cette organisation de la prise de parole, en ce mois de septembre 1979 à New York (rejet des deux seules intervenantes Noires à la fin de la conférence, sur un thème « dédié », confinement du discours d'Audre Lorde aux marges de la réflexion).

La noirceur et le lesbianisme sont en effet conçus comme des « traits particuliers », qui donnent lieu à des questionnements séparés, anecdotiques, à la marge des réflexions centrales et considérées comme générales car touchant « les femmes non marquées, non particulières », c'est-à-dire les femmes blanches hétérosexuelles bourgeoises. Les femmes Noires et lesbiennes sont en outre appelées à parler de « leur » problème (à expliquer leur problème aux blanches straight) : elles sont d'abord définies en lien à leur trait « particulier », voire complètement définies comme telles, et rabattues sur cette caractéristique.

 

C'est une logique que décrit parfaitement Colette Guillaumin dans « L'idéologie raciste » :

« [Les groupes racisés] ont tous une caractéristique sociale commune : ils sont posés comme particuliers face à un général. Ils sont recouverts d'un cachet de « particularisme » quelle que soit la forme concrète qu'il revêt. Ils sont, en cela, différents de la majorité qui, elle, est dépourvue de particularité et conserve pour elle-même la généralité psychologique et sociale. » (p.120)

La « généralité psychologique et sociale » fait donc l'objet du cœur de la conférence de New York (et de la réflexion féministe telle que l'envisagent les organisatrices), tandis que les « particulières » sont invitées à parler à la fin, dans un cadre prévu pour les « particulières », de leur « particularité » (qui ne concerne et n'atteint pas les « générales »).

 

Lorde ne prône pas la « tolérance » de la différence entre les femmes, les différences ne sont pas des handicaps et des obstacles avec lesquels il faudrait faire, qu'il faudrait apprendre à contourner, à surmonter, ou auxquels s'accoutumer ; elles constituent de véritables ressources, grâce auxquelles on est plus fortes, plus créatives, plus armées pour le changement.

 

Les différences entre les femmes doivent être le terreau d'une puissante solidarité. Le discours de Lorde fait une large place à l'interdépendance des femmes, au « système de soutien commun », aux échanges et à l'entraide. Elle évoque « [the] mutuality between women, [the] systems of shared support, [the] interdependence as exists between lesbians and women-identified women », et « the need and desire to nurture each other » (former, encourager, nourrir, élever).

 

Je cite les phrases d'Audre Lorde qui me paraissent les plus importantes et les plus fortes :

 

« Within the interdependence of mutual (nondominant) differences lies that security which enables us to descend into the chaos of knowledge and return with true visions of our future, along with the concomitant power to effect those changes which can bring that future into being. Difference is that raw and powerful connection from which our personal power is forged. […] Without community there is no liberation, only the most vulnerable and temporary armistice between an individual and her oppression. But community must not mean a shedding of our differences, nor the pathetic pretense that these differences do not exist. […]

The failure of academic feminists to recognize difference as a crucial strength is a failure to reach beyond the first patriarchal lesson. In our world, divide and conquer must become define and empower. » (p.111 et 112 du recueil anglais).

 

this-bridge-called-my-back.jpgAudre Lorde compare dans la fin de son texte la relation entre les hommes et les féministes d'une part, les féministes blanches et de couleur d'autre part, pour évoquer “une tragique répétition de la pensée patriarcale raciste” : de la même façon que les femmes sont appelées à éduquer les hommes, leur expliquer leurs propres besoins et leurs désirs afin de les faire changer, on demande aujourd'hui aux femmes de couleur d'expliquer aux femmes blanches comment se comporter avec elles. “This is an old and primary tool of all oppressors to keep the oppressed occupied with the master's concerns.” (p.113)

Les femmes de couleur ont d'autres combats à mener, d'autres batailles auxquelles consacrer leur énergie ; “this is a diversion of energies and a tragic repetition of racist patriarchal thought”.

 

Cette dernière idée me fait penser à un poème de Donna Kate Rushin, The Bridge Poem, publié dans l'ouvrage collectif “This bridge called my back” en 1981, et dans lequel la poétesse exprime la lassitude qu'elle éprouve à devoir continuellement servir d'intermédiaire entre tout le monde ; elle finit par ces mots : “The bridge I must be / Is the bridge to my own power / I must translate / My own fears / Mediate / My own weaknesses / I must be the bridge to nowhere / But my true self / And then / I will be useful”.

 

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9 août 2010 1 09 /08 /août /2010 09:00

  « The Master's Tools Will Never Dismantle the Master's House »: c'est sous ce titre qu'est repris le discours d'Audre Lorde dans le recueil « Sister outsider » (« Essays and speeches by Audre Lorde), paru initialement en 1984, qui rassemble quatorze articles au total. Cet ouvrage a été publié en français en 2003 aux éditions Mamamelis (« essais et propos d'Audre Lorde : sur la poésie, l'érotisme, le racisme, le sexisme »), si je ne me trompe pas c'est le seul livre de Lorde traduit en français aujourd'hui. Je ne dispose pour ma part que du texte en anglais ; c'est un texte court de quatre pages consultable ici.

 

Ce discours a été prononcé le 29 septembre 1979, lors d'une conférence sur le Deuxième sexe (« comments at « The Personal and the Political Panel », Second Sex Conference »), à la fin de laquelle Lorde devait intervenir sur le thème : « le rôle de la différence dans la vie des femmes américaines : différence de race, de sexualité, de classe et d'âge ».

Sister-Outsider-Book-Cover.jpg

Elle a certainement déstabilisé et surpris son auditoire en ne produisant pas la présentation académique, lisse et froidement universitaire qu'on attendait d'elle (que les personnes qui organisent et viennent assister à des conférences attendent généralement). Lorde a pris à partie avec véhémence les organisatrices de la conférence, et a ancré son propos sur la « différence » dans cette situation, dans cet événement scientifique et politique que constituait cette Second Sex Conference.


Elle reproche violemment aux personnes à l'origine de ces journées de donner une place étriquée à la fois aux femmes chercheuses Noires et / ou lesbiennes, et à la question de la Noirceur, de la race, du lesbianisme - de la différence plus généralement.

Il n'y a en effet que deux femmes Noires invitées à prendre la parole sur ces deux journées (elle et une autre chercheuse). Toutes les deux interviennent tout à la fin, durant la dernière heure.


La question qu'on lui demande de traiter, celle de la « différence », fait l'objet d'une sous-sous-partie de la conférence, mais n'apparaît pas dans toutes les autres, qui la précèdent. Comme si c'était un thème à part, séparé du reste, qui n'avait pas de lien et d'impact sur le féminisme en général. En outre, cantonner Audre Lorde comme femme Noire et lesbienne à cette « question », c'est supposer qu'elle n'a rien à dire sur tout le reste : comme femme « différente », elle n'a rien à dire sur l'existentialisme, sur l'érotisme, la puissance, l'hétérosexualité, etc.

 

Audre Lorde a donc bien rempli son contrat : elle a parlé de « la différence dans la vie des femmes américaines ».

 

La façon dont elle en a parlé (inattendue, non ordinaire ; avec colère, et en mettant en accusation des personnes présentes dans la salle) produit divers effets :

  • cela lui permet, à elle comme personne et comme membre de la communauté intellectuelle, de s'affirmer, de dire sa colère, de s'alléger, d'aller mieux, de reprendre la part de pouvoir qu'on lui avait déniée en la considérant mal, en la cantonnant à la fin de la conférence et à « sa » question, « son » problème ;

  • ça ébranle sans doute davantage l'auditoire que ne l'aurait fait une présentation en apparence extérieure à la situation, une présentation académique et moins chargée d'affects. Les personnes qui reçoivent sa colère peuvent, en réaction, se fermer à sa parole (« qu'est-ce qu'elle a celle-là, elle est complètement folle, elle réagit comme ça par fierté, elle délire, nous on n'a rien fait de mal » / « elle parle sous le coup de l'émotion, ce qu'elle dit là n'est pas sérieux » etc.), ou, au contraire, être poussées, par l'émotion qu'elles ont ressentie (surprise, inquiétude (quand la mécanique bien huilée d'une conférence sort de ses rails pour laisser paraître de l'affect), peur (du dérapage), honte (de n'avoir pas vu, d'agir mal agi, de ce que vont penser les autres), etc.), à se remettre plus profondément en cause, à s'autoanalyser. Le « choc » de l'affect peut être plus efficace, pour provoquer des changements, que le ronronnement de la présentation académique.

  • Enfin, ce violent « retour à la réalité » que Lorde impose à l'auditoire, cette façon de leur remettre le nez dans la situation présente, souligne avec force la portée politique de la pratique scientifique, l'intrication de la pratique et de la théorie féministe. Le champ universitaire, comme le champ du militantisme, est traversé de rapports de pouvoir, et la façon dont la parole se distribue, dont les actrices et acteurs du champ sont considéré.e.s, traité.e.s, la façon (concrète, quotidienne) dont le savoir se constitue, est éminemment politique.

On ne peut pas construire un savoir et une pratique féministe en ignorant ou en méprisant la parole de certaines femmes, en entretenant des rapports de condescendance à leur égard, en reproduisant des relations racistes, en parlant à la place des autres, en opprimant une partie des femmes pour en « sauver » l'autre moitié ; le féminisme doit être construit féministement.

 

Je continue dans le prochain post mon exploration du discours d'Audre Lorde.

 

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Chez la méduse. Glânez comme bon vous semblera.
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